Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Daunois Thierry

Ce texte écrit par Thierry Daunois a obtenu

la 5e place

au Concours de Nouvelles 2020

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

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Photo : Robert Lecourt

Affiche : Magali Soule

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Thierry Daunois

 

 

Une incroyable cargaison

 

 

Cela faisait quinze jours que nous avions attaqué les fouilles. Le chantier était spécialement complexe, puisqu’il s’agissait d’explorer un chaland gallo-romain coulé, voilà environ 1800 ans, dans la Loire !

Il avait fallu le sévère réchauffement climatique que nous connaissons, et quelques années particulièrement sèches, pour que l’épave, échouée dans un bras du fleuve, près de la commune de Bully, dans le département de la Loire, soit repérée par des promeneurs. Le diagnostic de sa taille, de sa structure et la remontée lors d’un sondage d’une pièce de céramique rare, signée par un potier de l’époque, avaient permis de déterminer qu’il s’agissait certainement d’une barge de transport antique. Il fallut quatre ans de plus pour que le Professeur Deluze, spécialiste de la batellerie du monde romain, parvienne à réunir les fonds nécessaires au projet d’exploration. Une fois l’autorisation de fouille obtenue pour trois ans, nous sommes entrés dans le vif du sujet.

À l’occasion de la première campagne, nous avons identifié plusieurs artefacts intéressants, tels que du matériel de navigation, de la vaisselle ainsi que des objets quotidiens, appartenant probablement au pilote et abandonnés au moment du naufrage. Pour cette deuxième année, il a été décidé de se concentrer sur la zone de stockage des marchandises transportées. Les quinze premiers jours ont été essentiellement consacrés à l’organisation de la base, l’installation du matériel – motopompe, air-lift, girafe, palan, tamis… – et à la préparation du site, avec la mise en place d’un carroyage lié à des points fixes en surface, qui permettra de noter correctement la position des vestiges.

C’est lors de notre douzième plongée qu’Antoine, mon binôme, me fait un signe alors que nous sommes au fond. Il vient de repérer deux gros coffres en bois, restés invisibles parce que situés sur une partie de la barge qui s’est détachée, et qui repose dans un creux du lit du cours d’eau. Nous commençons par les documenter sur place, prenons une série de clichés, notons soigneusement les repères. Dans un cas comme celui-ci, l’équipement habituel ne va pas suffire à les ramener à la surface. L’objectif va être de les prélever « en motte », avec les sédiments, avant de les ouvrir. Le chef de chantier, prévenu, va organiser l’opération, tout en supervisant la poursuite du programme.

***

Les deux coffres ont été remontés ce matin. Non sans difficulté, mais nous y sommes parvenus. Placés dans des bacs remplis d’eau de la rivière pour limiter le stress sur les matériaux, ils ont été transportés jusqu’au laboratoire et confiés au restaurateur, qui va se charger de les traiter. En effet, le bois, après avoir passé autant de temps dans la rivière, s’abîmerait si l’eau dont il est gorgé n’était pas progressivement remplacée par de la résine. Et si d’autres matériaux fragiles se trouvent dans la cargaison – cuir, métal… –, il fera le nécessaire.

Une fois les coffres ouverts, ils révèlent des ensembles de quatre figurines en terre cuite, un cavalier et trois hommes à pied, reliés par des supports en cuir. Deux groupes de personnages sont extraits, et, le céramologue ne devant arriver que la semaine suivante, ils me sont confiés. Je les décris dans le cahier de fouille. Sur tous ces artefacts, de nombreux détails sont visibles : les yeux, aussi bien des personnages humains que de l’animal, les cheveux, la crinière, le harnachement, le plissé des vêtements. Les statuettes équestres mesurent vingt centimètres, et reposent sur un socle. L’homme porte un bouclier hexagonal au bras gauche, avec un liseré et un umbo – une pièce métallique qui permettait, pendant les combats, de protéger la main –. Les autres, hautes de quinze centimètres, représentent chacune un personnage debout, bras gauche levé. Cependant, de petites différences les distinguent, dans la coiffure, dans les vêtements...

Ce sont probablement des figurines en terre blanche de l’Allier, des artefacts fabriqués par moulage de façon quasi-industrielle qui ont connu une large diffusion du Ier au IIIe siècle. Même si je ne suis pas un expert de la question, le fait qu’il n’y ait pas de signature de potier et que les cavaliers paraissent identiques sont autant d’éléments qui me paraissent plaider pour cette hypothèse. Nous attendrons que le spécialiste soit arrivé pour qu’il puisse le confirmer !

Mais ce qui me semble plus curieux, c’est qu’en les nettoyant, j’ai pu observer que l’umbo est en réalité en métal. Que ces figurines soient bi-matière, voilà qui est tout à fait surprenant, et assez contradictoire avec ce que l’on sait de ce type de mobilier, et avec leur fabrication en série. Ces pièces métalliques, rondes, mesurent un centimètre de diamètre. J’observe alors de plus près les boucliers et vois que, sur l’un des deux, la gangue de corrosion de l’umbo s’est désolidarisée de la terre cuite, probablement pendant le nettoyage. J’aperçois, dans la cavité du bouclier, comme des baguettes d’environ un centimètre de large. Je m’empare d’une longue pince à épiler, et tente de me saisir de ces bâtonnets. Il me faut m’y reprendre à plusieurs reprises pour les extraire, et je constate alors que ce sont en fait de très petites tablettes recouvertes d’une couche de cire, d’environ un centimètre sur douze, portant des inscriptions. Un format extrêmement inhabituel.

Je repose l’ensemble sur la table. C’est tellement inattendu, mais également totalement fascinant. J’appelle d’abord le restaurateur qui, arrivant de la pièce à côté, comprend d’un coup d’œil que nous sommes en présence de quelque chose de remarquable. « Je vais tout de suite informer le professeur Deluze », lui dis-je. Il acquiesce.

Sortant du laboratoire, j’attrape mon smartphone, et compose le numéro.

– Professeur Deluze ? C’est Émilien.

– Oui, Émilien, que se passe-t-il ?

– Serait-il possible que vous veniez au plus tôt ? Nous avons trouvé quelque chose, il faut que vous voyiez cela dès que possible !

– Très bien, je me mets en route.

Nous nous connaissons et avons suffisamment reavaillé ensemble pour que je n'aie pas eu à en dire davantage. En l’attendant, je reste dehors, trépignant d’impatience. Lorsque Joséphine Deluze arrive, nous rejoignons directement la salle. Là, je lui montre l’umbo, la cavité, les tablettes.

– En effet, c’est très inhabituel, dit Joséphine Deluze. Déjà, on n’avait jamais vu une telle complexité de fabrication, sur ce type de mobilier. En plus, ces tablettes dissimulées, attendez voir… Oui, c’est du grec. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais cela me paraît tout à fait intéressant. Cela pourrait être une découverte majeure ! Quand pourrons-nous étudier en détail la totalité des statuettes ? demande-t-elle en se tournant vers le restaurateur.

– Elles sont prêtes, répond celui-ci, il ne manque que le personnel pour s’en occuper.

– Moi, je dois continuer à superviser le chantier, mais je vais voir qui peut venir aider. Il va falloir également que nous trouvions un épigraphiste. Ah, Émilien, sur les autres modèles de statuettes, avons-nous quelque chose ?

– Je n’ai pas eu le temps de regarder.

– Très bien, dit-elle, je retourne à la base, je vous laisse continuer. Tenez-moi au courant !

***

Quelques semaines plus tard, la conservation des deux coffres est assurée, toutes les statuettes ont été examinées. Chacun contenait cinquante ensembles de figurines, pour un total de deux cents pièces, pour la plupart en bon état. Seuls les cavaliers renferment des tablettes cirées, en tout quatre cents, sur lesquelles on trouve des inscriptions. Elles sont soigneusement numérotées, ce qui nous permet de les mettre dans l’ordre. Les trois cent quarante-deux premières tablettes sont en grec, les cinquante-huit dernières en latin. Plus court, c’est le texte en latin dont nous obtenons le premier la traduction… littéralement stupéfiante !

***

À Telonno d’Alliae, le 5 de Simi Visonnios

À mon ami Abtuliac,

Cette livraison est la dernière. Une cargaison identique part, ce même jour, à ton intention, et empruntera un autre chemin, comme d’habitude. Celle-ci suivra la route jusqu’à Aquis-Bormonis, sera alors chargée sur un bateau pour rejoindre Foro Segusiavorum, puis rejoindra Lugdunum par la voie romaine.

Une fois ces convois arrivés à bon port, la promesse faite voilà soixante ans par nos pères sera finalement tenue. L’atelier, que mon père a créé en l’an 98, ici, à Telonno d’Alliae, et que j’ai repris en 132, reviendra ensuite à mon premier ouvrier, à qui j’ai transmis mon savoir-faire, mais il n’aura plus la charge de ces productions spéciales, qui nécessitaient, tu le sais, un travail titanesque ! Mais je ne suis pas certain que nos productions continuent longtemps à avoir du succès. C’est donc une bonne chose que nous parvenions à la fin de notre aventure.

Tu sais que ce n’est pas par hasard que nos pères ont choisi, pour leur projet, de représenter le druide Diviciac partant pour Rome. Cela rappelle ces Éduens qui s’étaient ralliés aux Romains. Mais il s’est rapidement avéré que ce choix, directement lié à nos rivalités internes, risquait d’aboutir à la disparition rapide du savoir des druides. Cela les a amenés à négocier un accord secret entre Éduens, Arvernes et Séquanes. Et c’est la raison pour laquelle Diviciac, à cheval, est salué par un représentant de chacun de nos trois peuples. Les symboles aussi sont importants !

Depuis soixante ans, nous fabriquons ces figurines qui, sous des dehors simples, contiennent en réalité une cache spéciale, fermées par une pièce métallique amovible. Ainsi transite, à chaque livraison, une fraction des connaissances les plus sacrées de notre peuple. Il a déjà fallu convaincre nos bardes et nos devins, eux qui, depuis toujours, privilégient la transmission orale. Mais ils ont accepté, et certains d’entre eux se chargent de retranscrire en grec, sur des tablettes de cire, leur savoir et leur enseignement. Toi, mon ami, tu es chargé, depuis la disparition de ton père, de les rassembler, de les faire graver dans la pierre et de les mettre en lieu sûr, à Lugdunum.

Il nous fallait de la discrétion, à la fois par rapport aux Romains et aux Éduens proches de ces derniers. Je crois que nous avons réussi, alors que l’entreprise paraissait folle.

 Salut et prospérité,

Vortimiac

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