Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Breton Marc

Ce texte de Marc Breton a obtenu

la 6e place

du Concours de Nouvelles 2019

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

Mg 8951

Photo : Dominique Boutonnet

 

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Marc Breton

 

 

 

Kléonas

 

 

 

Kléonas, un mètre cinquante-six, était du genre robuste. La graisse n’avait pas le temps de se fixer sur son ventre ; il la brûlait au travail. Il était encore jeune, mais déjà le soleil et le tourment avaient flétri son visage. Il survivait dans la pauvreté d’un esclave qui s’acharne sur un sol ingrat. Quand il labourait la terre, il était le cheval, il était le bœuf ; alors la charrue pénétrait profondément. Il s’était ménagé un jardin potager qui lui procurait beaucoup de joie. Le combat contre les mauvaises herbes était un plaisir. Il disposait du lait de trois chèvres, qui lui procuraient bien de la peine. Ces demoiselles capricieuses s’égaillaient dans la nature et n’étaient jamais pressées pour rentrer. Il perdait souvent trop de temps pour les réunir.   Il possédait un abri sommaire qui cachait ses fissures sous une treille. La nuit venue, la fatigue se faisant lourde, il s’allongeait sur son matelas de feuilles et de joncs. À peine avait-il le temps d’envisager les travaux du lendemain que déjà le sommeil l’envahissait. Un rayon de soleil n’aura aucun mal à venir lui chatouiller le visage très tôt le lendemain matin. Sa toiture est émaillée de coins de ciel bleu depuis la dernière tempête. Sa treille lui fournissait un auvent végétal où il s’accordait, dès qu’il le pouvait, un court instant de repos quand le soleil était au zénith. Cela soulageait son genou gauche qui le faisait souffrir quotidiennement. Il en profitait pour déguster quelques fruits. Le meilleur moment, c’était au printemps, quand venait le temps de cueillir la première fraise. Il la tournait et la retournait plusieurs fois avant de la happer toute entière. Il savait patienter aussi pour la première cerise. Il la suspendait au-dessus de sa bouche et la descendait lentement pour sentir son aspect lisse sur ses lèvres et, d’un coup sec, il détachait la queue qui pleurait une goutte de jus. La peau résistait, mais la dent avait vite le dessus. 

 

Ce jour-là, Kléonas descend heureux et plein de courage vers le champ d’orangers. Comme à l’habitude, il stoppe là où le chemin surplombe un à-pic impressionnant pour admirer le paysage et cette mer si bleue. Il s’imagine que sûrement, un jour, il prendrait le temps d’aller taquiner les vagues. Une jeune fille se tient seule, allongée, sur la plage. Elle se redresse, son vêtement blanc glisse le long de son corps et elle se dirige, nue, vers les eaux claires. Elle entre dans l’eau et part en essors souples et rapides. Parfois elle disparaît dans une petite gerbe d’écume claire et réapparait un peu plus loin. A sa longue chevelure bouclée, il reconnut la fille de son maitre, la jeune princesse Andromède.  Sur la plage, la mer était sereine, à peine ridée par une brise légère. Mais, il remarqua tout à l’horizon d’étranges lignes blanches qui se dessinaient à la surface des flots. Elles avançaient de plus en plus vite vers le rivage. Une légère brume les accompagnait. Il n’avait jamais observé ce genre de phénomène. Soudain un monstre marin surgit des profondeurs, s’éleva dans les airs, cracha une gerbe de feu et retomba en poussant un rugissement strident. Il s’en suivit une vague gigantesque. Quand la mer retrouva son calme, la jeune princesse avait disparu. Kléonas dévale la pente avec l’agilité d’une chèvre. Il stoppe en haut de la plage et écarquille les yeux. Une tache blanche semble flotter bien loin d’où il a vu disparaître le corps. Il ne sait pas nager, mais il entre dans l’eau sans hésiter. Il a de l’eau jusqu’aux épaules quand il saisit un corps inerte mais si doux et si lisse. Immobile, subjugué, il contemple les traits réguliers, fins, délicats. Il n’aurait su quel mot employé. Il a honte, lui l’esclave, tient sa princesse nue dans ses bras, pas vraiment propres. Quand il n’a plus de l’eau que jusqu’à la taille, il ralentit son effort pour reprendre un peu de souffle. Il vit un rêve éveillé.  C’est alors que Kléonas ressent une vive douleur au talon. Une bête vient de le piquer.  Un fluide parcourt ses jambes. Il ne parvient plus qu’à esquisser quelques pas chancelants. Il lui faut déployer ses dernières forces pour déposer la jeune fille sur le rivage. Son corps trop lourd, engourdit, s’affaisse. Il ignore qu’il n’aurait pas dû contrarier les plans de Poséidon. Il ne se rend pas compte que la jeune fille reprend vie tandis qu’il meurt.  Au palais, l’émotion fut vive. On convoqua l’oracle qui confirma qu’en prétendant que leur fille était la plus belle créature du monde, les maitres des lieux avaient fortement irrité les Néréides. Ces belles nymphes marines étaient allées se plaindre à Poséidon qui partagea leur courroux. L’oracle affirma que la colère du dieu allait encore se manifester sous forme de tempêtes dévastatrices.  La princesse poursuivait le cours frivole de ses amusements. Elle surprit son entourage en proposant qu’en guise de reconnaissance, on apporta quelques soins attentifs au corps de Kléonas. Il fut lavé et vêtu d’une toile de lin. Elle demanda ensuite que son sauveur fût transporté sur la plage de Palos, là où des dauphins viennent parfois choisir parmi les corps des défunts ceux qui méritent les Iles Fortunées. Cela fut fait en début d’après-midi et la nuit venue, le corps de Kléonas flottait toujours.  Kléonas flottait. Une brise rafraîchissante succédait à l’ardeur du jour. Le reflet de la lune qui s’étalait sur une mer tranquille, se brisa. Trois grands dauphins apparurent. Il ne sentit pas qu’une force lisse le soulevait. Comme aspiré par l’évent d’un des trois animaux marins, son corps trouva un certain équilibre et se cala à la nageoire caudale. Un fluide le pénétra. Ses yeux se rouvrirent, mais il ne voyait pas. Il ne pouvait bouger. Les animaux se dirigèrent vers le large. De l’air frais lui fouettait le visage sans pouvoir raviver sa conscience engourdie. Un mouvement de haut en bas incessant le maintenait dans une douce somnolence. Il ne sentait pas l’eau qui le submergeait de temps à autre. Après une traversée rapide de la méditerranée, les grands dauphins s’attardèrent devant les colonnes d’Hercule. De nombreux congénères les rejoignirent. Il y avait là un point de rassemblement. Les mammifères y célébrèrent, par leurs cris stridents, une courte cérémonie de reconnaissance au héros grec qui leur avait ouvert la route en créant le détroit. À la nuit, les dauphins, reposés, franchirent tous ensemble le détroit et pénétrèrent dans l’inconnu.   L’esprit de Kléonas ondula longtemps dans un brouillard crémeux. Mais finalement, le balancement cessa. Une lumière bleutée lui apparut, faible d’abord puis de plus en plus intense. Une main devait lui caresser le front, un doigt lui tapotait la joue. Il entendit une voix douce à son oreille.

 

– Bienvenue Kléonas le bienheureux, bienvenue aux Iles Fortunées.

Et tout explosa. Il voyait. Il découvrait un ciel, parfaitement noir, peuplé de constellations inconnues. Il voulut se lever, mais en fut incapable. Un homme, vêtu de blanc, se tenait près de lui. Aucun mot ne pouvait sortir de sa bouche. Une douce lassitude, comme il n’en avait jamais connu, l’envahissait. Il bâilla et sans résister, il se laissa gagner par le sommeil.   Quand il revint à lui, le soleil était déjà haut. Il aurait dû être au travail depuis un bon moment. L’inconnu l’aida à se relever et l’invita à avancer. Kléonas marchait sans peine et fut surpris de ne pas ressentir la douleur habituelle dans son genou gauche. Le délicat parfum qui s’échappait des églantiers dont les fleurs commençaient à s'épanouir aurait pu lui faire croire que c’était le printemps. Pourtant, il savait bien que c’était le plein été. L’homme le conduisit vers une petite maison qui ressemblait fort à son abri ; mais les murs, sans lézardes, étaient plus blancs, la toiture en parfait état, et devant la porte, comme un cadeau de bienvenue, une coupe débordait de fruits mûrs. Il demanda où il était. L’inconnu, qui s’éloignait, se retourna pour lui signifier qu’il était chez lui.  Une treille luxuriante grimpait sans effort sur la façade de sa maison. Il décrocha une des innombrables grappes d’une belle teinte dorée. La chair ambre-jaune des grains se révéla croquante, sucrée et légèrement parfumée. Il recracha un unique pépin. De petites abeilles noires bourdonnaient sur un sarment bien fleuri au-dessus de sa tête. Est-ce possible que cette vigne, qui ne semble pas avoir été taillée, puisse fleurir et produire en même temps ? Comment pouvait-il être à la fois au printemps et en automne ? Son accoutrement encore humide entravait ses mouvements. Qui l’avait délesté de son habit de lin beige ? Aussi, quand il aperçut un rectangle de tissu blanc pendu derrière sa porte, il s’en revêtit aussitôt. Ce nouvel habit s’ajusta parfaitement à son corps. Quand il se ceignit d’une lanière de cuir trop large pour son rang, il se trouva beau.  Sur le derrière de sa demeure existait aussi un petit jardin. Il y croissait des légumes magnifiques et aucune herbe ne venait en contrarier la pousse. Il prit un peu de terre noire, elle paraissait humide comme si quelqu’un venait de l’arroser. Un petit canal traversait le potager et paraissait y dispenser la quantité d’eau nécessaire. Il rechercha quelque chose à faire, sa quête fut vaine. Tout était parfait, en ordre.  Le soleil lui indiquait que l’on devait être prés de midi. Il se dit qu’il ne pouvait pas déjeuner puisqu’il n’avait encore pas commencé sa journée de travail. Mais où étaient ses champs ? Ses oliviers ? Ses orangers ? La demeure de son maître ? Il n’avait pas reconnu le ciel, il n’avait pas reconnu la plage, il ne reconnaissait pas les montagnes aux pentes trop douces.    Il lui fallait partir à la découverte de cette région inconnue. Il se mit en route. Il se tenait droit comme quand il était jeune. De chaque côté du chemin, des parcelles cultivées, longues et étroites, se distinguaient les unes des autres par l’avancement du blé. Là, une parcelle vert tendre de blé naissant, là une autre où le blé semblait mûr. Il se demandait où étaient les esclaves et les ânes qui accomplissaient cette prouesse.  Il se rapprocha d’un verger qui escaladait le coteau. Là, se côtoyaient des cerisiers en fleurs et leurs frères en pleine production. Il chipa une cerise. Elle était bonne. Il en recracha presque immédiatement le noyau. Elle était bonne, mais il lui manquait quelque chose.

 

Quelques chèvres, qui broutaient là, relevèrent leur museau et se dirigèrent vers une bâtisse. Est-il possible que, sans être commandées, ces chèvres aillent toute seules se mettre en place pour la traite ?   La nuit venue, il s’allongea sur son lit de fougère recouvert de peaux de mouton. Il ferma les yeux et inspira profondément l’air doux. Il cherchait vainement le sommeil, il ne ressentait aucune fatigue. Il incrimina son lit qu’il trouvait beaucoup trop moelleux. Son esprit triste se repassait en boucle le film de cette journée. Il n’avait vu personne travailler, lui-même n’avait rien fait et pour demain, il n’avait rien à faire. Il aurait voulu mieux comprendre ce qui lui arrivait. Il soupira et finit par s’endormir.  Aucun rayon de soleil n’étant venu titiller sa paupière, il s’éveilla dans une pièce déjà fort claire. Il se précipita dehors. Le soleil était déjà haut. Son cœur se mit à battre, il s’était oublié, cela ne lui arrivait jamais. Ses yeux parcoururent l’espace à la recherche de ses outils. Il n’en distingua aucun. La réalité s’imposa. Pourquoi avoir des outils ? Pourquoi avoir des champs ? Ici, tout poussait sans qu’on s’en occupe. Il fit quelques pas avant de se rasseoir. Il se sentit transparent, dénué de tout intérêt. Sa force, son courage, son opiniâtreté devenaient inutiles. Ses projets d’avenir s’évanouissaient. Il regarda ses mains étonnamment propres ; elles lui faisaient honte. Ici, il ne pouvait que s’ennuyer, il ne serait plus jamais fatigué. Et si on l’avait condamné ? Et s’il était coupable ? Lui, l’impur, le basané, n’avait-il pas osé toucher à la princesse si blanche. !

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 06/12/2019

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