Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Colti Nina

Ce texte de Nina Colti a obtenu

la 7e place

du Concours de Nouvelles 2019

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

Mg 8951

Photo: Dominique Boutonnet

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Nina Colti

 

 

 

Le fabuleux voyage de Jonas

 

 

 Curieusement modulée et répétée par l'écho, la kyrielle de mots « C'est assez ! C'est assez ! »

résonne au-dessus des flots. Pourtant, nulle embarcation d'ici à l'horizon, nul nageur surfant sur les profondeurs. La mer est lisse et le dauphin glisse sans bruit en fuyant la nuit.

L'enfant s'y sent bien, juste accroché des mains aux ailerons du fanfaron.

Fusant de l'horizon lointain, la clarté du matin décolore peu à peu la noirceur de

l'espace. La nuit s'efface, bascule derrière l'enfant noctambule et son étrange véhicule.

Comme une litanie, la bizarre mélodie a repris : « C'est assez ! C'est assez ! »

- Mais qu'est-ce qui est assez ? Ah, bête que je suis : c'est plutôt : cétacé, comme sur le dictionnaire de Pépé.  Je me souviens : Cétacés : animaux de l'ordre des mammifères marins, aux dimensions puissantes, adaptés à la vie en pleine eau ; du latin coeteceus, et du grec kêtos (gros poisson de mer). Leurs membres inférieurs se sont transformés en palettes natatoires. On les divise en trois ordres : les mysticètes (baleines), les odontocètes (dauphins) et les archéocètes de l'ère tertiaire...

- Ah, enfin ! tu as fini de t'amuser avec les rimes, gamine.

La tête blonde et bouclée s'est redressée :

- Je ne suis pas une gamine, je m'appelle Jonas. Et qui me parle ?

- C'est moi, le goéland, juste au-dessus de toi. Oui, moi, Jonathan, le goéland.

Regarde tout droit devant, vois-tu l'île sous le vent ? C'est là où tu dois t'arrêter.

Tu y es obligé : c'est écrit blanc sur vert, sur ton passe-port-passe-mer.

- Je ne comprends pas ce que vous avez dit. Je suis tout ébloui : j'ai le soleil dans

les yeux. A part quelques macareux, je ne vois rien devant.

Brillant de mille diamants, le soleil s'élève lentement en l'éther et déverse sur la mer sa coulée de lumière ponctuée d'étincelles en ribambelles, et son éclat a quasiment masqué une île à peine réelle,

Accroché autant qu'il peut, Jonas ferme presque les yeux et lève haut la tête pour éviter les vaguelettes. Averti par le goéland qui plane au-dessus d'eux, le dauphin facétieux a ralenti l'allure. Sans une éclaboussure, il esquisse un long virage puis s'arrête devant la plage.

L'animal siffle quelques mots à Jonas (lequel connaît bien son petit manuel de traduction gallo-romain-delphien) :

- Voilà, petit. Notre périple s'arrête ici. C'est le terme de tes aventures, Jonas. Juste en face, voici l’ile d'Arv-Herm. Je ne peux pas m'approcher, au risque de m'échouer. Tu finiras à la nage. Alors, bon voyage I Je te reprendrai en fin de journée quand tu auras terminé de l'explorer.

- Mais je sais à peine nager !

- Fais comme moi, Ursule, ondule ! Rame avec tes bras et remue tes pieds. Nager, c'est comme marcher ! Et n'oublie pas de respirer.

 

Jonas a écouté et s'est bien débrouillé : il a nagé. Les vagues molles l'ont porté. La plage l’a accueilli sur son ventre sablé. Le soleil l'a séché à grands coups d'UV.

L'île d'Arv-Herrn l'attend, avec ses mystères envoûtants. L'enfant n'a plus qu'à escalader, derrière des palmiers, une barre de rochers.

De l'autre côté, blanche et fière, une maison de bord de mer au fronton triangulaire s'orne de quatre colonnes en façade, droites comme à la parade, en style corinthien. On dirait un temple gréco-romain. Est-ce cela qu'il doit d'abord visiter ?

Jonas s'approche à pas comptés.

La porte est ouverte. Passé le vestibule, l'enfant découvre une pièce minuscule, sans fenêtres, dont les murs sont couverts d'étagères. Des moules y sont rangés. Une impression de déjà-vu saisit l'enfant, mais pas le temps de s'y arrêter plus longtemps car soudain, de dessous les rayonnages, un monstrueux baragouinage commence à s'élever. Clabaudages et grognements, bêlements, hennissements au plus haut, gloussements et cocoricos s'élèvent dans l'ombre. Une malle sombre collée au mur est prête à exploser. Jonas lit juste sous la serrure : Collection Maurice Franc, quand le couvercle se relève violemment. Une foule d'animaux en terre cuite apparaît, criante et agitée : Jonas y reconnaît un coq, un sanglier, une poule et un bélier, un cheval et quelques chiens. Tous assez petits. Tous très blancs aussi.

Jonas referme le coffre prudemment. Il a bien fait : aussitôt, les animaux se sont calmés, sauf les chiens, qui continuent à aboyer, en plus modéré. C'est le silence, enfin.

- Tu n'as pas vu mon lapin ?

Jonas se retourne. Comme surgie de nulle part, à l'entrée du couloir, une fillette brune en tunique courte et prune vient de l'interpeler. Jonas reste muet.

- Suis-moi, bébé, nous allons le chercher !

- Je ne suis pas un bébé, mademoiselle, j'ai six ans, j'ai toutes mes dents et je sais nager. Je viens de très loin, je suis même venu à dos de dauph...

La brunette ne le laisse pas terminer et l'attrape par la main.

Elle l'entraîne dans un jardin. A l'ombre des pins, le dos calé dans leurs fauteuils en rotin, des nourrices bien coiffées papotent tout en berçant leurs bébés emmaillotés. Au bord d'un bassin, une jeune femme dénudée s'apprête à prendre son bain tandis qu'une autre jeune et belle vénus sort de l'eau, ruisselante et sans maillot.

- Ah, voilà Vénus anadyomène qui nous fait encore son numéro !

Béant un instant devant les courbes dévoilées de ces divines beautés, n'en perdant pas une miette, l'enfant n'approuve pas le ton acerbe de la fillette.

L'entraînant toujours par la main, celle-ci poursuit son chemin à la recherche de son petit lapin.

- C'est un lapin blanc ? demande l'enfant.

- Evidemment ! Ici, on travaille une argile sans pigment. C'est notre devoir.

 - Et tu ne t'appellerais pas Alice, par hasard ?

- Alixia, s'il-te-plaît, je suis gallo-romaine et je ne suis pas en retard.

Déçu, Jonas a refermé mentalement son album préféré. Pourtant il aurait bien aimé rencontrer un chapelier (même fou), un dodo, une chenille, ou un curieux matou. Il s'attend cependant à voir un lapin blanc, courant après le Temps comme un dératé et reluquant à chaque instant sa belle montre gousset.

Sans un mot, le garçonnet suit Alixia, la main prise en étau par ses doigts serrés. Plus loin, un terrain désherbé, quadrillé de ficelles et de piquets, les oblige à faire un détour. On dirait un grand damier d'échiquier, sans tour ni roi, sans fou ni cavalier. Abrités par des chapeaux de safari, des hommes accroupis scrutent quelques carrés, gratouillent le sol avec un soin mesuré. Jonas s'étonne :

- Ils font des fouilles ici aussi ?

- ils voudraient bien découvrir une autre ménagerie ! Allez viens, je veux réussir à rattraper mon lapin !

Alixia et Jonas dépassent un bosquet de romarin, traversent un pré pour arriver devant une construction voûtée. La porte est fermée, apparemment cimentée. De chaque côté, au bord du pré, des piles de tuiles sont alignées, prêtes à être expédiées. Joncs a reconnu un four. Sur l'arrière, dans la cour, des branches et des fagots s'entassent méli-mélo. Une fumée claire et pure s'élève de quelques tubulures,

- Ton lapin est ici ?

- Je le crains.

- Il est cuit

- Tant pis ! Cela ne fait rien, je changerai : je prendrai un dauphin.

- Comme le mien ? Tu sais, j'en ai un, un vrai. Il m'attend à côté. Viens. Je vais te le présenter.

Jonas n'a pas pensé que la fillette ne cherchait qu'un banal jouet en terre. Lui, est tout fier de retrouver son dauphin bien vivant quelque part dans l'océan. C'est donc lui maintenant qui entraîne Alixia solidement par la main. Ils retraversent le jardin, saluent les bonnes matrones, (le regard de Jonas s'attarde sur les deux beautés dénudées qui se prélassent près des cerisiers en fleurs), puis ils contournent la maison aux colonnes, escaladent les rochers et se retrouvent sur le sable doré où dorment des cormorans. Tout devant, ensorcelant de couleurs cristallines, l'océan se peaufine quelques ourlets blancs sur les vagues indisciplinées.

Jonas a sifflé. Trois fois, sans savoir pourquoi.

Aussitôt, un bond hors de l'eau : le dauphin fait un saut, puis deux, puis trois. Il est là, à deux pas.

- Viens, Alixia, nous devons nager. Le dauphin ne peut pas accoster, sinon il risque de s'échouer.

- Nager ? Je n'ai pas appris. Je ne sais que coudre pour mes jouets et jouer aux

osselets. Dans l'eau, je vais me noyer. Toi, vas-y. Moi, je reste ici.

Désolé, Jonas a abandonné sa nouvelle amie qui lui fait un sourire contrit. Le dauphin s'est un peu rapproché. En quelques brassées, l'enfant l'a retrouvé, a caressé son aileron, embrassé son front, puis s'est assis à califourchon sur son dos rond.

Le dauphin siffle aussi trois fois et l'étrange convoi s'ébranle sur la mer qui chatoie. Jonas et sa monture filent sans le moindre clapot sur l'étendue des flots. Au-dessus d’eux, le soleil se fait chaud et plante ses morsures sur chaque parcelle de peau. Loin derrière, la silhouette de l'île d'Arv-Herm n'est plus qu'une signature à [encre de chine sur l'étendue marine.

Le temps a passé et le vent s'est levé,

Le ciel s'est chargé de noires nuées et la mer a commencé à s'agiter. Les vagues bien formées sont des montagnes à escalader, toutes enneigées d'écume à leur sommet. A chaque saut hors de l'eau, l'habile dauphin risque de perdre son fardeau.

Jonas se cramponne, ses oreilles bourdonnent. Autour de lui, les flots bouillonnent et les rafales de vent tourbillonnent. Là, juste devant eux, un volcan d'eau monstrueux s'élève en écumant. Le dauphin pique droit dedans.

Jonas a lâché prise, avale de l'eau plus qu'il ne faut, il suffoque, ses cris s'épuisent. Il lui faut tenir. Il ne veut pas mourir. Il a fermé les yeux. Il coule, C'est la fin.

La fin ? Non, le dauphin est revenu : il le pousse vers le haut, le secoue comme un ballot.

- Allez ! Réveille-toi ! Ce n'est pas le moment de flemmarder. J'ai une surprise pour toi.

La tête blonde ballote de droite à gauche, mais les paupières sont toujours closes. Jonas a-t-il vraiment entendu ? Les lèvres s'ouvrent à peine. Il réussit à murmurer :

- Une surprise ?

Un ultime effort, dans un haut-le-corps, Jonas nage vers le haut, émerge la tête hors de l'eau. Plus de danger. La grosse vague s'en est allée.

En sueur, Jonas aperçoit des cerisiers en fleurs. La fenêtre de sa chambre, grande ouverte, laisse entrer une brise parfumée.

Que lui est-il donc arrivé ? Qui l'a sauvé de la noyade ? Est-ce son Pépé qui lui apports un petit paquet ?

- Regarde, gamin, ce que je t'ai rapporté de la tuilerie. Ton moulage est cuit. Il est superbe : on dirait presque celui qui est exposé au musée. Ta Mamie et moi, nous te félicitons. C'est sûr, cela fait une jolie sculpture. Ton dauphin est réussi, et l'enfant aussi. Tu vas pouvoir t'attaquer à d'autres figurines, maintenant. En attendant, il faut te lever, nous allons à Yzeure. Tu as vu l'heure ! Dix heures ! De mon temps, on n'avait guère l'occasion de faire la grasse matinée !

Jonas est tout éberlué. Il sourit à son grand-père et lui dit un grand merci pour le petit paquet qu'il vient de développer, mais son sourire ambigu révèle aussi la joie d'avoir vécu une fabuleuse épopée, même si elle a failli très mal se terminer.

 

FIN

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