Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Vogien-Latrive Françoise

Ce texte de Françoise Vogien-Latrive a obtenu

la 8e place

du Concours de Nouvelles 2019

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

Mg 8951

Photo : Dominique Boutonnet

 

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Françoise Vogien-Latrive

 

Un destin heureux

 

Le jeune homme s’appliquait. Mais c’était toujours pareil avec son maître potier Sacrillos qui n’avait pas d’autre idée que les colombes, des colombes encore et encore. Primos n’avait pas quitté sa famille dans la campagne arverne, ni laissé sa mère en pleurs derrière lui pour exécuter toujours les mêmes tâches à l’atelier. Primos bouillait d’impatience. Sous sa tunique à capuche, il étouffait devant le four. Il écarta une mèche brune de son front, et soupira.

Il avait pourtant abordé avec enthousiasme son nouveau métier, sans un regret pour les corvées ingrates de la ferme, qui n’assuraient guère la survie de la famille. Sa mère, veuve depuis peu, avait dû envoyer son aîné Primos en apprentissage chez Maître Sacrillos, le célèbre potier de Tholo1, qui diffusait avec constance ses petites colombes en terre blanche. Ses oiseaux se vendaient comme de petites galettes partout dans les Gaules. Au début de son apprentissage, Primos avait adoré les confectionner ; mais quelle routine insupportable à présent ! Trois ans à répéter inlassablement les mêmes gestes. Pourquoi ne pas chercher d’autres motifs de figurines? A seize ans, l’apprenti se lassait ; et rêvait.

Par Teutatès, il venait de faire tomber une douzaine de colombes, qui se brisèrent en mille morceaux blancs. Avec célérité, il ramassa tous les débris. Depuis l’atelier, Sacrillos et les autres ouvriers n’avaient rien vu. Il n’en aurait pas pour longtemps à remplir délicatement d’argile les moules de moitiés de colombes, ainsi que les moules demi-sphériques des socles, puis il les laisserait sécher. Son Maître ne verrait rien, merci Teutatès. Soudain, en achevant   de nettoyer, il remarqua une petite statuette qu’il n’avait jamais vue à l’atelier : un animal étrange, à l’air affectueux, la queue géante vibrant dans l’air, qui portait sur son dos, tel le cheval de la Déesse Epona, un enfant paisible et endormi vêtu d’un manteau. Ebahi, il caressa doucement cette petite chose exquise. Il sursauta en entendant brusquement les cris de Sacrillos.

  • Primos, viens ici ! hurla ce dernier.

Le jeune homme sursauta, se sachant irrémédiablement perdu. Qu’allait-il devenir si le Maître l’avait aperçu ? Il se précipita vers l’atelier. Sacrillos se dépêtrait dans sa toge romaine qu’il voulait arborer à tout prix pour ressembler à un gentilhomme romain : elle pendouillait lamentablement d’un côté. Quel vieux ridicule !

  • On a besoin de toi, petit. Tu vas partir demain à l’aube pour la Forteresse d’Auguste et vendre quelques colombes à la foire. Tu en profiteras pour jeter un coup d’œil aux figurines de mon concurrent, Pistollus, le coroplathe le plus renommé des Gaules. Enfin, tu es malin, tu m’as compris ; tu dois espionner ses ateliers sans te faire prendre. Que Mercurius Arvernus, le dieu des voyageurs et du commerce, soit avec toi !
  • Mais je ne connais pas le chemin, Maître.
  • Ce que tu peux être bêta ! Il te suffit de lire les bornes milliaires et de suivre la route pendant quatre jours.
  • Bien Maître.

Primos repartit tout guilleret vers le four, dissimulant sur lui la jolie figurine mystérieuse ; il ne craignait plus chaleur, monotonie, lassitude quotidienne. Enfin, son Maître avait deviné ses aspirations. Partir en mission à Augustodunum2, la capitale des Eduens ! Il faisait des bonds, ne pouvant croire son bonheur.

Le matin à l’aube, il enfila une tunique de laine épaisse et son manteau à capuche, plaça délicatement dans de la paille les figurines, saisit une peau de mouton en prévision des grands froids et mit le tout dans sa besace. Il se mit en route, insensible à la pluie fine d’automne. Fier de sa mission, vivifié par les paysages verdoyants et changeants, il déchiffra le nom de l’Empereur sur une borne milliaire, « Septimius Severus Augustus » 3, et y lut aussi le nombre de pas restant à parcourir. Son Maître avait donc raison. C’était si simple. Il savoura chaque étape de son chemin, ivre de liberté et d’enthousiasme, dormant dans des fossés de fortune.

Après trois jours, il entra dans une vaste forêt si sombre qu’il perdit un peu de son aplomb. La lune luisait au travers des cimes de chênes et de hêtres, jetant son écharpe de brume pour confondre les voyageurs. Il préférait invoquer Epona pour le protéger plutôt que Mercurius, également dieu des voleurs. En serrant sa figurine porte-bonheur plus fort contre la peau de mouton recouvrant son manteau, il put progresser sans frémir sous les feuillages d’une noirceur argentée. Il perçut soudain des craquements de branchettes et de feuilles mortes. Cernunnos, protège-moi, murmura-t-il, et il s’enfouit discrètement sous un tas de feuilles. Il sentit les pas lourds d’une poignée d’hommes vibrer près de lui, des bandits de grand chemin sans doute. Son Maître lui avait recommandé d’éviter les auberges, véritables nids à voleurs. Mais ils étaient partout !

Le quatrième jour, il sauta promptement dans une charrette chargée de tonneaux et de choux, et se cacha pour passer l’octroi de la Forteresse sans encombre, franchit les remparts majestueux de la ville. Se faufilant hors du chariot, il suivit le flot bruyant de paysans et de soldats se hâtant au marché. Il trouva l’emplacement idéal près d’une marchande de petits pains. Installant à même le sol les colombes de Maître Sacrillos sur une toile de lin, il eut la surprise de voir se précipiter des matrones en quête de petits objets pour décorer leur intérieur ou pour placer sur leur autel familial. Soudain, une botte vint écraser les quelques figurines restantes ; il eut à peine le temps de protester qu’une main redoutable lui tira l’oreille droite avec violence. Un homme imposant, rond comme une barrique, l’empoigna et le prit sous le bras comme une vulgaire branche de bois mort.

  • Au nom d’Epona, lâchez-moi ! s’époumona-t-il vainement en gigotant.
  • Tu vas te taire, vermisseau ; nous allons chez le grand Pistollus, qui n’aime pas les colporteurs de ton genre, grogna la barrique.

 

Il se retrouva projeté à même le sol de l’atelier du coroplathe, avant d’avoir pu protester.

Et il put rencontrer le Maître, le Grand Maître, qui le toisait de haut d’un air goguenard.

  • Qui es-tu, petit ? Tu sais bien que tu ne peux pas vendre à Augustodunum. C’est mon domaine, à moi seul.

Endolori et impressionné, Primus balbutia une timide réponse :

  • Je suis Primos de Tholo. Je viens de la part de Sacrillos l’Arverne, qui t’admire beaucoup, ô Grand Maître…
  • Ah Ah Ah ! Par Belenos, tu me plais, petit Arverne ! Dorénavant, je t’appellerai Primos Gaudentius, celui dont le sort est heureux, car tu me fais rire. Et tu as l’œil vif. Je te veux, je te prends avec moi à l’atelier. Suis-moi, petit.

Et Pistolus tourna les talons promptement, sans être aucunement gêné par une toge, parce qu’il portait tunique et braies gauloises, contrairement à Sacrillos le Prétentieux, comme Primos le surnommait parfois. Le futur apprenti-disciple lui emboîta le pas, émerveillé et encore secoué par son destin heureux. Dans l’atelier bruissant comme une ruche, il découvrit des myriades de figurines délicates et variées fabriquées par l’officine de Pistollus. Sur chaque moule, le jeune homme pouvait lire « Pistolus fe. 4». Ici même étaient créées, façonnées, cuites et peintes par dizaines de milliers, des figurines en terre blanche de Vénus, de la Déesse-Mère, d’enfants au berceau, d’Abondances, de cerfs, chiens, ours, et d’autres animaux encore, inconnus de Primos. Quelles beautés ! Elles se vendaient dans tout l’Empire Occidental, lui dit le Maître.

Trois mois plus tard, Pistollus autorisa Primos à créer lui-même des modèles originaux, et le jeune homme eut la joie de graver les moules les plus délicats au monde.

Un jour, il osa lui montrer sa figurine porte-bonheur, et encore une fois Pistollus s’esclaffa et le mena vers une encoignure de l’atelier où s’accumulaient des modèles de statues gréco-romaines en bronze.

  • Voilà ce que je veux fabriquer, s’écria Primos.
  • Tu ne les vendrais pas, pauvre petit ; elles sont en bronze, trop chères pour notre clientèle. Tu n’y connais donc rien en commerce !

Tout en lui exposant ses projets d’expansion commerciale, l’Eduen extirpa du lot un modèle de statue romaine, du Premier Empereur Auguste lui-même, avec à ses pieds un adorable Cupidon chevauchant un dauphin. « Delphinus », tel était le nom de cet animal-cheval, découvrit Primos. C’est un animal des mers, jovial et chaleureux, porteur de messages et d’hospitalité, expliqua le coroplathe à son apprenti. Puis, scrutant de plus près la figurine rapportée de Tholo, Pistollus admira la finesse de sa réalisation, suggérant qu’elle était sans doute destinée à la tombe d’un enfant.

  • Garde-la précieusement, dit-il à Primos.

Et c’est ce qu’il fit.

 

 

Le temps s’écoulait avec ravissement dans l’activité intense et la création de modèles. Toutefois, malgré l’animation des rues d’Augustodunum, malgré les fréquents concours de rhétorique, malgré les plaisirs procurés au théâtre fréquenté par 20 000 spectateurs, Primos se prit à nouveau à rêver de voyages, d’animaux lointains, de peuplades inconnues.

Enfin, après deux ans à l’atelier, il fut autorisé à accompagner l’Eduen lors d’une expédition commerciale au nord-est vers Colonia Claudia 5 au bord du fleuve majestueux Rhenus. Que le monde était vaste, nouveau et merveilleux ! Il entendit d’autres langues et accents, apprit à vendre les figurines en barguignant, traversa des villes de garnison, souffrit sous la froidure d’Andematunum 6. Il fut charmé par des campagnes inconnues, monta dans des barques, des chariots lourds, un carrosse même. En poursuivant leur route sur la Via d’Agrippa, ils atteignirent la fastueuse Augusta Treverorum 7 au bord la rivière Mosella. Il put assister aux jeux du cirque, aux courses effrénées de chars où il repéra avec stupéfaction les dauphins que l’on abaissait pour compter les tours des auriges. Quelles ovations de la multitude en délire !

Malgré tout, Primos avait beau se languir d’horizons lointains, convoiter des pays nouveaux, ne pas s’effrayer des peuplades germaines menaçant l’Empire au-delà du fleuve Rhenus, il aspirait à revoir son petit Tholo et le ridicule Sacrillos. En rentrant à Augustodunum, il prit congé de Pistollus en réprimant sa tristesse.

  • Epona me souffle de retourner vers les miens. Je ne peux que l’écouter, Maître.

En guise d’adieux, Pistollus lui confia la statuette en bronze de l’Empereur Auguste, accompagné de son dauphin et de Cupidon.

  • Fais-en bon usage, petit Arverne. Tu l’as bien mérité, lui dit le coroplathe. Et il se détourna pour essuyer une larme.

Primos Gaudentius reprit la route vers Tholo, cette fois-ci à dos de mulet ; il traversa la même forêt qui l’avait tant effrayé quelques années auparavant. La nature était là, confiante et familière ; il retrouvait sa vie, ses sources, ses arbres connus, ses haies. Il revint en moins de trois jours. Sa mère et ses frères et sœurs l’embrassèrent en pleurant. Et ce bon vieux Sacrillos, les bajoues tremblotantes et la toge de travers, le pressa avec effusion. Il resta bouche bée devant la statue en bronze d’Auguste.

Primos, étrangement las de son dernier cheminement, avait de nombreux projets qu’il soumit à Sacrillos. Il se sentait arverne, lui clama-t-il, mais aussi éduen, et romain, et gaulois, et germain, et … Ses idées bouillonnaient dans un magma confus. En effet, peu de jours après son retour, il s’était alité, saisi d’un mal obscur.

Epona l’emmena bien vite vers les défunts, la figurine en terre blanche du dauphin et de l’enfant tellement serrée dans ses doigts, qu’on dut la lui laisser pour son dernier voyage.

 

FIN

1 Tholo : Toulon / Allier

2 Augustodunum ou Forteresse d’Auguste : Autun (Saône-et-Loire)

3 Septimius Severus Augustus : Septime Sévère, Empereur romain de 193 à 211 après JC

4 Fe. : « fecit » = a fait (latin)

5 Colonia Claudia : Cologne (Allemagne)

Andematunum : Langres (Saône-et-Loire)

7 Augusta Treverorum : Trèves (Allemagne)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/12/2019

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