Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

SHORI Adriana

 

Texte : Shori Adriana

Le voyage de la statuette.

 

Catégorie « œuvre individuelle »,

le jury a décerné à ce texte

 la 9e place

 

 

 

Venus protectrice photo dominique boutonnet

 

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Je regardais avec attendrissement ce vestige exposé derrière la vitrine de la salle des fêtes de la mairie d’Avermes. Datée approximativement de la seconde moitié du Ier siècle après Jésus-Christ, la figurine de terre cuite blanche, exceptionnellement bien conservée, présentait en un léger bas-relief, une femme debout entourant cinq enfants, probablement les siens, de ses bras. Elle avait été découverte en faisant des rénovations de terrassement sur mon lotissement, mais je n’avais jamais révélé à quiconque l’aventure qui m’arriva par la suite. Aujourd’hui, il me faut briser le silence, avant que le souvenir ne disparaisse à jamais.

Cette trouvaille avait vraiment eu lieu par le plus grand des hasards. Il y a de cela quelques années, j’avais décidé de faire des travaux pour agrandir mon jardin. Les autorités avaient émis des réserves quant à des travaux trop en profondeur, puisque la région possédait un important patrimoine archéologique gallo-romain. C’est ainsi qu’un matin, le chef de chantier m’appela pour solliciter mon avis sur la conservation d’un objet étrange trouvé dans le godet de sa pelle. Je vis ainsi pour la première fois cette petite statue qui allait transformer mon existence. Trouvant celle-ci simplement agréable à regarder, je décidai de la conserver, ainsi que le coffret en bois et le pot en céramique contenant une poudre grisâtre, trouvés près d’elle.   

Mais avant que je n’aborde cette histoire, laissez-moi vous décrire ma superbe statuette. Le personnage central, une femme debout, avait été représenté nu, les seins pendant librement sur sa poitrine. Un grand châle plissé, la palla, était déployé avec fantaisie autour de ses avant-bras. Son nombril était figuré par un point, son sexe par un triangle inversé. Sa chevelure ondulée, séparée d’une raie centrale, était relevée et encadrait son visage. Je fus frappé par l’expression qui émanait de celui-ci, avec son nez plat, ses petits yeux et son sourire un peu figé, l’artisan avait réussi à faire émaner d’elle un sentiment de bonté. Néanmoins, les cernes en forme de creux présents sous ses yeux laissaient entrevoir sa fatigue. À sa droite se tenait deux enfants. Une des filles, dont les traits avaient été grossièrement esquissés, lui arrivait au niveau de la hanche. Elle passait sa main derrière un très jeune enfant, debout entre elle et le personnage principal. À sa gauche, se tenait trois autres enfants, tous sur des podiums. Une adolescente, vraisemblablement l’ainée, en âge de procréer puisque son pubis était figuré en léger relief, avait la tête qui arrivait presque à la hauteur de la poitrine du personnage central. Les mains de l'adolescente reposaient respectivement sur l’épaule d'une jeune enfant et la tête d’un garçon en bas âge. Ces deux derniers se tenaient sur un podium légèrement plus en hauteur. La disposition de ce moment d’intimité donnait un sentiment de perspective par l’agencement des individus et surprenait le spectateur.

Le simple fait que le personnage central ait été représenté nu donnait un élément d’explication. Il pouvait s‘agir d’une déesse. L’artisan avait reproduit ses traits avec une grande précision, esquissant simplement les yeux des filles. J’étais tenté d’interpréter deux des jeunes membres de la fratrie comme des garçons, puisqu‘ils avaient tous une main sur le bas du ventre. Les Gallo-romains, dans un souci de pudeur, ne mettaient pas en avant la virilité avec autant d’insistance que la féminité. J'étais intrigué par la différence de taille des personnages. Devait-on y voir un désir de la mère de mettre l’accent sur son abondante progéniture féminine, laquelle faisait sa fierté ? Une autre hypothèse se fraya un chemin dans mon esprit : les enfants étaient-ils montrés selon leur ordre de naissance ? Je n’aurais jamais la réponse à ces questions.

Les enfants, dont la réalisation était moins détaillée, me paraissaient cependant peu intéressants à étudier ; ils semblaient avoir été exécutés afin de mettre en valeur le personnage central. Il devait s’agir d’une commande spéciale. D'autres personnages féminins nus avaient pu être mis au jour en Allier sur lesquels on retrouvait les caractéristiques de Vénus, la déesse de l’Amour et de la beauté. Ma statuette pouvait certainement rejoindre cette typologie, même si le modèle que je possédais semblait être un des rares à montrer une femme entourée de nombreux enfants.

Le choix de l’argile blanche semblait se rattacher à une pensée religieuse. Cette couleur considérée comme sacrée par les Gallo-Romains, était en effet, la seule utilisée pour des objets funéraires. Les archéologues interprétaient donc ces figurines comme une représentation de la déesse-mère protectrice de la famille, mais y voyaient aussi une image magnifiée de la fécondité et de la maternité.

Les figurines de ce type étaient fabriquées par les artisans gaulois à l’aide de moules à usage unique en vue d’une production de masse. Ces derniers avaient été retrouvés, mais tous les modèles étaient fragmentaires. Ces sculptures requéraient néanmoins deux conditions indispensables. De la terre glaise, sans oxyde métallique, devait avoir été choisie et préparée avec soin. Quant au four, il ne devait permettre de contact ni avec les flammes ni avec les fumées s’échappant par des tubulures. Après cuisson, la pâte prenait ainsi cette couleur blanche, très proche de l’ivoire.

Ces statuettes auraient eu une fonction religieuse, puisqu’elles étaient installées sur les autels domestiques des domus et accompagnaient les morts dans leurs tombes. Le commanditaire avait dû ordonner sa confection pour lui ou pour son épouse. Hélas, je pensais que le mystère resterait entier … jusqu’à ce que je trouve le colophon contenu dans le coffret qui devait accompagner la figurine, élément qui intéresserait certainement les chercheurs, puisqu’il pourrait permettre de retrouver les gestes du potier coroplate gallo-romain, créateur spécialisé de ces figurines.

Rempli d’espoir, je commençais donc à déchiffrer le papyrus, à l’aide d’un outil bien connu des latinistes, le Gaffio :

« Lucius Munus, fils de Caius Promtus, a demandé la rédaction de son histoire ; afin que le monde n’ignore pas les œuvres et réalisations qu’il a faites de son vivant »

Je ne pouvais lire le reste, le papyrus se décomposait sous mes doigts lorsque j’essayai de le dérouler et l’encre était effacée aux extrémités. La curiosité me dévorait les entrailles. Je pris donc une décision.

Je descendis à la cave où je trouvais rapidement ce que je cherchais : une vieille montre rangée dans un carton. Mon grand-père me l’avait léguée en me conseillant de ne l’utiliser que le jour où je trouverais un objet digne de mon intérêt, me confiant son fonctionnement dans une lettre qu’il m’avait adressée peu avant de mourir. Après avoir tiré trois fois sur le mécanisme de contrôle des aiguilles comme requis, un clavier émergea. Tenant mon bas-relief dans une main, j'entrais sur le clavier le nom du commanditaire ainsi que le mot « figurine ». La pièce tangua alors autour de moi….Saisi de vertiges, je fermai les yeux. Je ne me rappelai pas de la suite.

Lorsque je les rouvris, j’avais affreusement mal à la tête. J’étais vêtu différemment, et je ne reconnaissais pas les murs de la pièce. En revanche, je fus vite incommodé par la chaleur régnante. Me laissant guider par une lueur rougeâtre, je me retrouvai dans un atelier de potiers, lesquels étaient en plein travail. L’un d’entre eux attira mon attention. À partir d’une motte d’argile, cet artisan modela une figurine, une femme avec des enfants.

La galette d’argile pressée qu’il venait de faire portait en négatif l’empreinte de ma figurine. Je retins une exclamation de surprise. J’étais remonté au jour même de sa création. Je voulus m’avancer. C’était impossible. Je m’apprêtais à froncer les sourcils de surprise, mais je compris. Je pouvais assister à la scène passée, mais je n’étais pas autorisé à intervenir dans l’action, sans que cela ne modifia par la même occasion le futur. Fébrilement, j’observais ses gestes. L’empreinte du socle fut faite simultanément avec l’ensemble de la figurine. De minuscules marques furent apposées afin de délimiter chacune des deux valves du moule, permettant ainsi une parfaite complémentarité de celles-ci.

Les deux moules furent ensuite tapissés avec une galette de glaise. Après un premier temps de séchage, je vis l’artisan démouler  l’avant de la figurine, et la placer sur l’autre, laquelle était toujours dans son moule. Je ne pus m’empêcher de frémir lorsque je le vis

prendre de la barbotine d’un pot. Intuitivement, je sentis qu’il s’agissait là d’une des phases les plus importantes de la réalisation. Ses mains tremblaient de nervosité, et son front se couvrit de sueur. Respirant profondément pour se calmer, il entreprit d’appliquer la pâte visqueuse sur les deux bords de la figurine à l’aide d’une spatule. Hélas, un craquement du bois brûlant dans le foyer le fit sursauter. Sa main tenant l’instrument dévia de sa ligne, et un coup malencontreux fut donné à la tête de la jeune femme qu’il décapita. Je retiens mon souffle et mes larmes lorsque je la vis rouler sur le sol et arrêter sa course près de la porte fermée du four. En quelques secondes, la chaleur la fit fondre. Nullement perturbé par cet incident, le potier prit une tête devant appartenir à un autre raté de cuisson, et la mit sur l’emplacement vide, réalisant les sutures comme si de rien n’était. Je baissais les yeux sur celle que je tenais toujours dans mon poing serré. Il avait effectué un travail superbe, presque chirurgical. On ne voyait pas du tout la réparation. Elle était néanmoins perceptible au toucher au dos de la pièce. Il prit un stylet pour graver très certainement le nom de l’atelier sur le socle, mais j’étais trop éloigné et trop incommodé par la chaleur pour pouvoir en être sûr. Lorsque la figurine fut sèche, quelques heures plus tard, elle fut démoulée et fixée sur le socle.

La statue se mit à trembler dans ma main, tandis que les environs devinrent flous et que les gens se mirent à passer à mes côtés à une vitesse ahurissante. Les aiguilles de la montre entamèrent une course folle. Avant que le paysage ne change, je pus apercevoir la statuette, posée en équilibre sur la table basculer dans le vide, et mes oreilles perçurent le bruit éloigné d’un objet cassé. Je voulus me précipiter pour la protéger, mais mes jambes refusèrent de bouger. J’espérais que le fameux Lucius Munus mentionné dans le papyrus était quelqu’un de compréhensif envers les coroplates novices.

Un bruit de sanglots parvint à mes oreilles. Un homme chauve, rasé en signe de deuil, et vêtu d’une toge grise laissait rouler des perles translucides le long de ses joues, tandis qu’il déposait dans la terre fraîchement retournée l’urne qui contenait les cendres de sa femme et de ses enfants, que Pluton lui avait ravi à la suite d’une maladie. Il joignit également le récit de sa vie rédigé sur un papyrus se trouvant dans un coffre en bois ainsi que la figurine. Dans un souffle, il murmura un adieu qui fut étouffé par les sanglots se mêlant à sa voix.

La lumière devint tout à coup aveuglante, et je me retrouvai dans la cave, la montre à mon poignet et ma statue dans la main. Je savais ce qu’il me restait à faire…

Quelques mois plus tard, j’avais fait don de mes découvertes et de la statuette à la mairie. Moi ? Je vous laisserais bien deviner où je suis et ce que je fais, mais vous auriez bien du mal à trouver. Je vais vous mettre sur la voie : four de potiers.

Par ailleurs, êtes-vous certains que les musées exposent les originaux des figurines de terre cuite ?

 

 

FIN

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