Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

LAUTIER Paul

Texte : Lautier Paul

Ildico

 

Venus protectrice photo dominique boutonnet

 

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Réveillée de bonne heure, elle s'était aussitôt levée car voulait profiter de la fraîcheur du matin, sentir les effluves humides de la nature exaltées par la rosée. Ildico resta un long moment, debout, les cheveux en désordre et le dos tourné à la grange où dormaient encore ses compagnons de voyage, ses yeux mi-clos pour mieux s'imprégner de ces odeurs variées et nouvelles pour elle qui venait de si loin pour découvrir ce pays.

Puis, au bout d'un quart d'heure ou d'une demi-heure, peut-être -on ne comptait pas vraiment les minutes en ce temps-là- elle se dirigea d'un pas leste vers son cheval qui hennit bruyamment en la sentant approcher.

« Chut, Aetius ! fit-elle. Je sais que c'est encore un jour de marche. Mais c'est bien le dernier. Après, on pourra se reposer enfin, tu verras. >

Elle caressa l'encolure de l'animal qui se calma alors rapidement. Sa petite taille au garrot le mettait à la portée de sa maîtresse qui parlait à voix basse et se tenait près de ses grands yeux, comme si on risquait d'entendre ses confessions.

« Tu sais, on va découvrir de nouvelles choses au bout de notre voyage. On en avait assez de cette vie, n'est-ce pas ? Bon... nous avons juste un peu peur, c'est bien normal évidemment. Mais au moins, on sait ce qu'on quitte et crois-moi, on ne le regrettera pas. Et puis, ça ne pourra pas être pire que d'où on vient ! Tu sais Aetius, où on va, ils considèrent les chevaux comme des rois en plus !

- Aetius ? fit une voix derrière elle alors qu'elle n'avait entendu personne approcher.

Ildico  se tourna prestement. Elle fut impressionnée par l'œil blanc de Ellac qui n'avait pas encore revêtu son bandeau. Se savoir débusquée au cours de ses confidences la dérangeait. Mais l'impromptu avait surtout noté le nom de son cheval qui était pour elle un secret.

- Ainsi, tu as appelé ta bête Actius ! poursuivit-il. Je comprends pourquoi tu ne nous en parlais pas avant. Comment as-tu pu choisir le nom de notre ennemi éternel ? Tu es donc si contente que ça de nous quitter !

Elle le regarda, ne sachant d'abord que répondre. Mais elle reprit rapidement de sa prestance, certaine de son rang face à ce guerrier à l'aspect grisonnant.

- Un peuple qui tue des enfants, simplement parce qu'il s'agit de filles, ou bien les vieux parce qu'ils ne servent plus à rien n'a pas grand-chose pour lui.

Ellac aurait vraisemblablement répliqué, mais Kreka et Erekam arrivèrent à leur tour. Il savait que les jeunes femmes qu'il avait l'insigne charge d'accompagner au bout de leur voyage se soutiendraient et il s'abstint de relever l'affront. Mais peut-être que ce vieux soldat, bien qu'il ait toujours été loyal à ses chefs, commençait à réaliser qu'il lui faudrait de toute façon tourner la page de l'épopée d'Attila ? Ou peut-être aussi n'était-il pas insensible aux charmes de la jeunesse impétueuse de celles qu'il devait escorter ? Le port de leur crâne allongé vers l'arrière leur conférait en effet une allure altière digne de leur noblesse. Leur peau roussâtre détonait par rapport à celle de la population qu'ils croisaient depuis quelques jours. Elles-mêmes prenaient de plus en plus conscience, au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient en territoire germain, du pouvoir de séduction qui émanait de leur propre personne.

Le groupe n'était qu'à moitié reconstitué. Manquaient à l'appel les deux dernières demoiselles ainsi que les deux gardes locaux. Leurs chevaux étaient prêts aux côtés des autres et piétinaient d'impatience.

Le doyen paraissait s'agacer également. Lorsque plusieurs minutes se furent écoulées dans l'attente silencieuse, seulement troublée par des hennissements insistants et le doux murmure d'un proche cours d'eau qui se rappelait à leur bonne compagnie, Ellac proposa d'aller à la rivière proche.

N'ayant pu se baigner au cours des quatre derniers jours, elles acceptèrent volontiers. Les odeurs de la fraîche rosée se révélaient une délectation pour Ildico qui confirmait à se plaire dans ce nouveau pays ou de sombres conifères venaient se mêler aux forêts de feuillus pour lui offrir des sensations inédites.

Parvenues sans tarder auprès de la rive, les trois femmes se dévêtir rapidement sans prendre la peine de se cacher du regard de leur guide qui, de son côté, se détourna tout d'abord pudiquement et alla finalement s'asseoir un peu plus loin.

Elles entrèrent dans l'eau limpide sans réticence bien qu'elle fût glaciale. Elles s'aspergeaient sous des gloussements propres à leur âge insouciant. Puis, lorsqu'elles furent immergées jusqu'au cou, elles chahutèrent comme des enfants, s'amusant à se hisser l'une sur l'autre en prenant appui sur leurs épaules glissantes. Ellac crut bon toutefois de mettre fin à ce divertissement au bout de quelques minutes, sans doute pour leur éviter un fâcheux refroidissement. Elles remontèrent sur la berge, non sans renâcler en le traitant à part elles de vieux bougon, ce qui déclencha un nouvel épisode d'hilarité puérile.

Lorsque tous quatre furent retournés auprès des montures qui attendaient avec impatience le départ matinal, les autres membres du groupe finirent par surgir comme par enchantement et surtout comme si leur arrivée tardive presque concomitante était le pur fruit du hasard.

Katalin arriva la première, encore ensommeillée, puis les deux guerriers germains, et enfin Edina qui affichait le même masque lourd d'un sommeil trop court.

Ellac ne fit aucune remarque, ni davantage que les trois jeunes femmes qui se contentèrent de se regarder interloquées mais avec une certaine malice dans le fond des yeux et vraisemblablement aussi un peu envieuses vis-à-vis de leurs deux compagnes.

Le cortège se mit tant bien que mal en ordre de marche, dans une vague impression de malaise diffus, ce qui n'était guère habituel. Seuls les deux Germains échangeaient, en arrière de la colonne et du haut de leurs chevaux plus élevés, des paroles qui devaient correspondre à des commentaires.

Lorsque la matinée fût avancée et que leur chemin empruntât un cours sinueux qui s'élevait peu à peu d'une colline à une autre, Ildico se rapprocha à hauteur de Katalin pour la questionner

-Vous auriez pu attendre un peu, non, pour prendre du bon temps ?

- On avait du vocabulaire en goth à approfondir, répondit-elle sans chercher à feindre. Ça pourra nous servir bientôt. Tu veux que je te l'apprenne ? ajouta-t-elle.

Ildico se surprit à rougir ; elle n'était pourtant pas la plus prude, mais Katalin avait une réputation sulfureuse.

- Je l'apprendrai bien assez tôt, fit-elle du bout des lèvres.

- Ne mens pas ! Tu as bien remarqué l'effet qu'on leur fait à tous ces beaux Germains à la chevelure blonde comme les blés ? Tu as vu les têtes qu'ils font quand on passe. Ils restent bouche bée devant notre cortège. On a l'impression d’être des princesses. Mais c'est surtout l'effet de nos crânes qui produit ça. Enfin, j'ai le sentiment que nos souffrances ont servi à quelque chose. Alors, avec Edina on a voulu en profiter avant d'arriver à destination. On ne sait pas qui nous attend là-bas. Tu n'as pas envie toi aussi de profiter de tes charmes ? Ce n'est que bien mérité, après tout.

Ildico n'osait avouer qu'elle aussi prenait plaisir à se voir admirer et qu'elle avait bien remarqué également que leur convoi attirait tous les regards sur leur passage.

- Tiens, tu vas en avoir l'occasion de nouveau ! fit-elle pour ne pas avoir à répondre alors que le groupe approchait d'un nouveau village.

On apercevait en effet au loin des maisonnées, guère espacées les unes des autres, comme posées sans aucun ordre, en haut d'une éminence d'où coulaient des prairies de hautes herbes qui paraissaient bien être des champs cultivés. Des personnages étaient saupoudrés sur l'ensemble de ces alentours et s'activaient visiblement avec ardeur sans avoir, semble-t-il, remarqué l'arrivée du convoi insolite. Erekam se réjouissait déjà de la surprise que leur apparition allait susciter dans les rangs de ces paysans. Ildico en était certaine maintenant : elle aussi éprouvait une certaine satisfaction à se savoir admirée parce que simplement différente. Pour elle, tous ceux qu'ils rencontraient se confondaient encore anonymement dans un même moule ; elle devrait pourtant apprendre bientôt à les distinguer individuellement...

Lorsqu'ils parvinrent finalement, au rythme lent de leurs montures, devant les premiers faucheurs, ceux-ci s'immobilisèrent, leurs outils en mains. Ils n'avaient jamais vu de semblables femmes. Ces beautés extravagantes ne pouvaient que surgir, par quelque enchantement, d'un ailleurs féerique. Leur peau lisse et parfaite, leur crâne étiré vers l'arrière leur conférait une allure de déesse. Cette difformité était d'ailleurs accentuée par la coiffure montante et rassemblée sur le haut avant de se répandre en toute liberté comme un voile au sommet d'une coiffe conique. Ces hommes, dans toute leur rusticité, prenaient cette particularité artificielle comme, on pourrait dire aujourd'hui, pour un charme exotique. Pourtant, d'où elles venaient, cette singularité n'était que la marque d'une noblesse destinée à prouver que leurs parents avaient assez de loisirs et de gens pour se permettre cette excentricité fastidieuse. « Heureusement, se dit-elle que nous jouissons de cette séduction sur les hommes, car la mémoire collective des invasions hunniques aurait attiré sur nous des réactions plus hostiles. »

Quelques heures plus tard, ils parvinrent, à force de marche rapide, au sortir d'une forêt qui ramena le sourire à leur guide.

- Nous y sommes, fit-il.

- Et laquelle d'entre nous est déposée la première ? questionna Katalin.

- Vous nous attendrez ici avec vos deux chers guerriers. Ildico va venir seule avec moi. Saluez-la ! Vous ne savez dans combien de temps, vous vous reverrez toutes !

Ildico ne tarda pas à découvrir les visages qu'elle devrait dès lors identifier même s'ils lui paraissaient encore difficiles à identifier. En effet, un groupe d'hommes et de femmes, dès qu'ils eurent connaissance de l'arrivée de la promise tant attendue, s'étaient précipité pour l'accueillir, ou plutôt pour l'apercevoir avec une curiosité non dissimulée. Elle prit alors le présent qu'elle avait conservé jusqu'alors dans ses maigres bagages.

La statuette l'avait accompagnée sans se briser. « C'est une chance qu'elle soit aussi bien conservée après toute son aventure » se fit-elle. C'était le seul souvenir qui lui restait de ses aïeuls qui avaient sauvagement ravagé les Gaules. Elle avait veillé jalousement sur cet objet, non qu'elle ait voulu garder un trésor des rapines qu'ils avaient commises, mais elle trouvait cet ensemble digne de réel intérêt. Elle s'était en effet attachée à cette figurine qui symbolisait pour elle le triomphe de la maternité. Peu importe que ce ne fut pas le dessein de son créateur et que celui-ci ait représenté une déesse. Mais elle préférait y voir une femme qui osait affirmer, avant l'heure, sa personnalité mais qui ne souhaitait pas pour autant vivre seule sur un piédestal. Elle s'identifiait en cette image qu'elle voulait être celle d'une maîtresse de famille rassurante qui enveloppait de ses bras protecteurs et majestueux sa descendance. Pour elle, cet idéal était magnifiquement sublimé dans toute sa force et la grâce féminine à la fois. Et c'est pour cela qu'elle destinait ce présent à celui qui deviendrait son mari même si elle ne l'avait pas choisi. À l'instar de ses compagnes de voyage, elle devait épouser un inconnu, un notable local, pour forger les unions entre les Germains et les Huns. Et peu importe aussi si des gens pourtant bien intentionnés, interpréteraient à tort, bien des siècles plus tard, la présence de cette statuette des Gaules, dans la tombe d'un chef germain, comme la preuve erronée d'un contact étroit entre son créateur et son détenteur. Mais le devenir de cette œuvre qui lui survivrait dans la profondeur de la terre lui échappait totalement et jamais elle n'en aurait imaginé le rayonnement au-delà de sa propre époque.

 

FIN

 

 

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