OTT Joan
Texte : Ott Joan
Celeste et Céleste.
Catégorie « œuvre individuelle »,
le jury a décerné à ce texte
la 5e place
Ce texte est la propriété de son auteur. Aucune utilisation ne peut être envisagée sans avoir obtenu au préalable son accord.
Je n’y ai jamais vraiment pensé de mon vivant, mais voilà que deux mille ans après moi, vous me réveillez pour m’interroger. Et ce n’est pas une question, que vous me posez, c’est toute une kyrielle ! Pour un peu, je dirais que vous me harcelez, comme vous dites maintenant.
À quoi cela pourra-t-il bien vous servir de savoir, je n’en sais rien, mais puisque vous insistez… Je tâcherai à m’exprimer en votre langue d’à présent, et les noms des lieux, eux aussi, je vous les dirai comme ils sont aujourd’hui, même si ça me fait drôle. Vous me pardonnerez, j’espère, mon parler parfois maladroit : c’est que contrairement à vous tous, je n’ai pas étudié. Du moins, pas très longtemps. Je savais lire et écrire, pourtant. Et à mon époque, ce n’était déjà pas si mal, surtout que j’ai presque tout appris seule. Vous avez un mot, pour ça, je crois… Ah oui : autodidacte. C’est ce que j’étais. J’ai passé ma vie à glaner des choses, de-ci, de-là. C’est que j’aimais apprendre, voyez-vous. Ah si j’avais pu !
Mais je digresse, pardonnez-moi. Ou bien alors, non, je ne digresse pas, puisque je parle de moi. C’est bien ce que vous me demandez, n’est-ce pas ? Et c’est bien ce qui m’étonne. Ce n’est pas pour vous parler de mon époque, ni même de ma région, que vous m’avez réveillée, non, c’est juste pour que je vous parle de moi. De moi qui ne suis rien, en tout cas rien qui aurait mérité de passer à la postérité, ni déesse, ni héroïne, ni rien de tout ça, juste une brave femme qui, tout au long de sa vie, s’est appliquée à faire au mieux. C’est ce que je me disais toujours, le soir, avant de m’endormir. Je ne priais pas, ni chrétienne ni rien d’autre d’ailleurs, mais j’aimais à faire le point, un bilan, diriez-vous, oui, j’aimais à faire mon bilan quotidien. Quand je ne le faisais pas, je dormais mal, je n’ai jamais compris pourquoi. Alors, pour avoir droit à une bonne nuit bien calme, sans rêves mauvais, je dressais ma liste du jour, pour pouvoir me dire juste avant de fermer les yeux : « Dors tranquille, tu as fait, sinon de ton mieux, du moins de ton moins mal possible. » Je sais, ça ne se dit pas comme ça, mais c’était mon expression à moi.
Et donc, voici… Je suis née à Yzeure. Mon père, comme tous les hommes valides de la région, travaillait à l’atelier. Il fabriquait des statuettes en argile blanche qui se vendaient bien, et jusque très loin de chez nous. Ce que c’est que la mode… Moi, elles ne me plaisaient qu’à moitié, ces figurines de déesses et d’animaux. Mon père, c’était les animaux. Sa spécialité, en quelque sorte. Tous ceux qui étaient un peu ratés, au lieu de les détruire comme c’était l’usage, pour récupérer l’argile, il les emportait. Aussi y en avait-il partout chez nous, on ne savait plus où poser ni la main ni le pied. Ah oui, j’oubliais de vous dire : nous étions six enfants, et j’étais l’aînée, comme vous pouvez le voir en regardant la statuette qui nous représente. Parce que oui, il s’agit bien de nous six, moi et mes cinq frères et sœurs. Vous pensiez sans doute qu’il s’agissait de mes enfants ? Mais non. Je n’en ai jamais eu, les dieux en qui je ne crois guère sans doute n’ont pas voulu. Mon ventre un peu arrondi, c’était bien un enfant, pourtant. Il n’a pas vécu. J’y reviendrai plus tard, si vous voulez bien.
Revenons à ma première jeunesse. Ma mère avait mis au monde six enfants, moi d’abord, puis rien pendant sept ans, puis les cinq autres. Six, et vivants, c’était un exploit. Un exploit d’autant plus remarquable que nous sommes tous devenus vieux. Presque quatre-vingts ans pour moi, et plus de soixante pour les autres. C’est ma mère qui nous a quittés. Elle a mis au monde le dernier et elle est morte. Pour un peu, je lui en aurais voulu. Elle serait morte après le deuxième ou le troisième, encore, ç’aurait été acceptable, mais me laisser seule avec cinq petits, c’était tout de même un peu beaucoup. Presque trop. Je dis presque, parce que tout de même, j’y suis arrivée. Je les ai élevés, tous. Et éduqués, aussi. Pas seulement nourris, non, éduqués pour de bon. Comme je pouvais. C’est sûrement de là qu’elle me vient, mon expression : du moins mal que j’ai pu…
Mon nom, c’était Celeste. Céleste, si vous préférez. Et c’était celui aussi de notre voisin. Nous avions le même âge. Petits, nous jouions ensemble. Après, évidemment, avec les cinq toujours dans mes jambes, je n’ai plus eu le temps de beaucoup jouer… Mais nous avions malgré tout eu le temps de nous connaître et de nous apprécier. Je n’avais pas huit ans quand il m’a dit : tu seras ma femme, un jour. Sans réfléchir, j’ai dit oui. C’était tout naturel. Evident. Amoureuse ? Peut- Je ne sais pas, je ne me souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que j’aimais être près de lui. Quand nous étions ensemble, c’était comme si rien de mal ne pouvait nous arriver, ni à lui, ni à moi. Après, nous avons continué à nous voir, ou plutôt à nous croiser, quand il revenait de l’atelier, parce que oui, lui aussi y travaillait à présent. Il portait mon panier quand je revenais du lavoir, nous échangions quelques mots, pas plus, j’étais toujours pressée. Jusqu’au soir où il m’a dit :
« - Je suis un homme à présent. Je peux t’épouser.
J’ai dit : - Nous sommes six. Sept avec mon père qui se fait vieux.
Il s’est gratté la tête, il avait un sourire en coin.
- C’est un lot, je lui ai dit. À prendre ou à laisser.
- Je prends, il a dit.
Quoi ? j’ai fait, tu nous prends tous autant qu’on est ?
- Et pourquoi pas, il a répondu. Je t’ai toujours dit que tu serais ma femme, je n’ai qu’une parole. »
Nos maisons étaient voisines, Céleste a abattu deux murs, il a construit un passage et nos maisons n’en ont plus fait qu’une. Quand mon ventre a commencé à s’arrondir, il a voulu faire une image de nous tous, enfin de moi et de mes frères et sœurs. Vous diriez une photo, je crois. Mon père venait de nous quitter. Et Céleste n’est pas non plus sur l’image, forcément, puisque c’est lui qui la faisait. C’est bien dommage, parce que ça m’aurait laissé un souvenir de nous deux. Je n’ai aucune image de lui, sauf dans ma tête.
Pourquoi nous sommes nus ? La mode, bien sûr ! Mais rassurez-vous, quand il nous a dessinés, oui, parce que pour fabriquer ses figurines, d’abord, il faisait un dessin, nous étions habillés. Et pour cause ! On était en plein hiver, il faisait un froid de canard, même que cette année-là, l’Allier avait gelé. Et de toute manière, jamais je ne me serais montrée nus devant mes frères et mes sœurs. Quand nous étions seuls tous les deux, c’était tout autre chose… mais ces souvenirs-là, j’aime mieux ne pas trop les remuer, ils me rendent triste…
Mon ventre s’arrondissait, oui. Nous étions heureux. Comme nous étions heureux ! C’était pour la fin du printemps. Comment dites-vous ? Oui, juin. C’était pour le mois de juin.
Quand il allait pêcher dans la rivière, le plus souvent, je l’accompagnais. Mais ce jour-là, j’étais déjà trop lourde. C’était pour bientôt, je le savais. Je l’ai laissé partir. Je ne l’ai plus revu. Le courant n’était pas bien fort. Quand on a repêché son corps, il n’avait aucune blessure. On n’a jamais su ce qui s’était passé.
Dans la nuit, j’ai mis au monde une fille. Elle était bleue. Presque noire. On l’a portée en terre avec son père.
Toute ma vie, j’ai conservé la statuette. J’avais demandé à ce qu’on la mette en terre à mes côtés. Je ne sais pas si ma dernière volonté a été respectée. Qu’importe…
Voilà, c’est tout. Je n’ai rien d’autre à ajouter.
Vous dites ? Après ?
Ah… après… Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai continué à vivre, il fallait bien. Je n’ai pas eu d’autre époux. Je n’ai pas eu d’autre enfant. Mes frères et mes sœurs, c’était bien suffisant. Même après, quand ils ont été grands. Ils étaient ma famille. Je me suis occupée de leurs petits aussi. Je savais y faire. J’avais de l’entraînement…
Et maintenant, si vous voulez bien, j’aimerais retourner à mon sommeil. Mon sommeil de presque deux mille ans…
Je n’y ai jamais vraiment pensé de mon vivant, mais voilà que deux mille ans après moi, vous me réveillez pour m’interroger. Et ce n’est pas une question, que vous me posez, c’est toute une kyrielle ! Pour un peu, je dirais que vous me harcelez, comme vous dites maintenant.
À quoi cela pourra-t-il bien vous servir de savoir, je n’en sais rien, mais puisque vous insistez… Je tâcherai à m’exprimer en votre langue d’à présent, et les noms des lieux, eux aussi, je vous les dirai comme ils sont aujourd’hui, même si ça me fait drôle. Vous me pardonnerez, j’espère, mon parler parfois maladroit : c’est que contrairement à vous tous, je n’ai pas étudié. Du moins, pas très longtemps. Je savais lire et écrire, pourtant. Et à mon époque, ce n’était déjà pas si mal, surtout que j’ai presque tout appris seule. Vous avez un mot, pour ça, je crois… Ah oui : autodidacte. C’est ce que j’étais. J’ai passé ma vie à glaner des choses, de-ci, de-là. C’est que j’aimais apprendre, voyez-vous. Ah si j’avais pu !
Mais je digresse, pardonnez-moi. Ou bien alors, non, je ne digresse pas, puisque je parle de moi. C’est bien ce que vous me demandez, n’est-ce pas ? Et c’est bien ce qui m’étonne. Ce n’est pas pour vous parler de mon époque, ni même de ma région, que vous m’avez réveillée, non, c’est juste pour que je vous parle de moi. De moi qui ne suis rien, en tout cas rien qui aurait mérité de passer à la postérité, ni déesse, ni héroïne, ni rien de tout ça, juste une brave femme qui, tout au long de sa vie, s’est appliquée à faire au mieux. C’est ce que je me disais toujours, le soir, avant de m’endormir. Je ne priais pas, ni chrétienne ni rien d’autre d’ailleurs, mais j’aimais à faire le point, un bilan, diriez-vous, oui, j’aimais à faire mon bilan quotidien. Quand je ne le faisais pas, je dormais mal, je n’ai jamais compris pourquoi. Alors, pour avoir droit à une bonne nuit bien calme, sans rêves mauvais, je dressais ma liste du jour, pour pouvoir me dire juste avant de fermer les yeux : « Dors tranquille, tu as fait, sinon de ton mieux, du moins de ton moins mal possible. » Je sais, ça ne se dit pas comme ça, mais c’était mon expression à moi.
Et donc, voici… Je suis née à Yzeure. Mon père, comme tous les hommes valides de la région, travaillait à l’atelier. Il fabriquait des statuettes en argile blanche qui se vendaient bien, et jusque très loin de chez nous. Ce que c’est que la mode… Moi, elles ne me plaisaient qu’à moitié, ces figurines de déesses et d’animaux. Mon père, c’était les animaux. Sa spécialité, en quelque sorte. Tous ceux qui étaient un peu ratés, au lieu de les détruire comme c’était l’usage, pour récupérer l’argile, il les emportait. Aussi y en avait-il partout chez nous, on ne savait plus où poser ni la main ni le pied. Ah oui, j’oubliais de vous dire : nous étions six enfants, et j’étais l’aînée, comme vous pouvez le voir en regardant la statuette qui nous représente. Parce que oui, il s’agit bien de nous six, moi et mes cinq frères et sœurs. Vous pensiez sans doute qu’il s’agissait de mes enfants ? Mais non. Je n’en ai jamais eu, les dieux en qui je ne crois guère sans doute n’ont pas voulu. Mon ventre un peu arrondi, c’était bien un enfant, pourtant. Il n’a pas vécu. J’y reviendrai plus tard, si vous voulez bien.
Revenons à ma première jeunesse. Ma mère avait mis au monde six enfants, moi d’abord, puis rien pendant sept ans, puis les cinq autres. Six, et vivants, c’était un exploit. Un exploit d’autant plus remarquable que nous sommes tous devenus vieux. Presque quatre-vingts ans pour moi, et plus de soixante pour les autres. C’est ma mère qui nous a quittés. Elle a mis au monde le dernier et elle est morte. Pour un peu, je lui en aurais voulu. Elle serait morte après le deuxième ou le troisième, encore, ç’aurait été acceptable, mais me laisser seule avec cinq petits, c’était tout de même un peu beaucoup. Presque trop. Je dis presque, parce que tout de même, j’y suis arrivée. Je les ai élevés, tous. Et éduqués, aussi. Pas seulement nourris, non, éduqués pour de bon. Comme je pouvais. C’est sûrement de là qu’elle me vient, mon expression : du moins mal que j’ai pu…
Mon nom, c’était Celeste. Céleste, si vous préférez. Et c’était celui aussi de notre voisin. Nous avions le même âge. Petits, nous jouions ensemble. Après, évidemment, avec les cinq toujours dans mes jambes, je n’ai plus eu le temps de beaucoup jouer… Mais nous avions malgré tout eu le temps de nous connaître et de nous apprécier. Je n’avais pas huit ans quand il m’a dit : tu seras ma femme, un jour. Sans réfléchir, j’ai dit oui. C’était tout naturel. Evident. Amoureuse ? Peut- Je ne sais pas, je ne me souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que j’aimais être près de lui. Quand nous étions ensemble, c’était comme si rien de mal ne pouvait nous arriver, ni à lui, ni à moi. Après, nous avons continué à nous voir, ou plutôt à nous croiser, quand il revenait de l’atelier, parce que oui, lui aussi y travaillait à présent. Il portait mon panier quand je revenais du lavoir, nous échangions quelques mots, pas plus, j’étais toujours pressée. Jusqu’au soir où il m’a dit :
« - Je suis un homme à présent. Je peux t’épouser.
J’ai dit : - Nous sommes six. Sept avec mon père qui se fait vieux.
Il s’est gratté la tête, il avait un sourire en coin.
- C’est un lot, je lui ai dit. À prendre ou à laisser.
- Je prends, il a dit.
Quoi ? j’ai fait, tu nous prends tous autant qu’on est ?
- Et pourquoi pas, il a répondu. Je t’ai toujours dit que tu serais ma femme, je n’ai qu’une parole. »
Nos maisons étaient voisines, Céleste a abattu deux murs, il a construit un passage et nos maisons n’en ont plus fait qu’une. Quand mon ventre a commencé à s’arrondir, il a voulu faire une image de nous tous, enfin de moi et de mes frères et sœurs. Vous diriez une photo, je crois. Mon père venait de nous quitter. Et Céleste n’est pas non plus sur l’image, forcément, puisque c’est lui qui la faisait. C’est bien dommage, parce que ça m’aurait laissé un souvenir de nous deux. Je n’ai aucune image de lui, sauf dans ma tête.
Pourquoi nous sommes nus ? La mode, bien sûr ! Mais rassurez-vous, quand il nous a dessinés, oui, parce que pour fabriquer ses figurines, d’abord, il faisait un dessin, nous étions habillés. Et pour cause ! On était en plein hiver, il faisait un froid de canard, même que cette année-là, l’Allier avait gelé. Et de toute manière, jamais je ne me serais montrée nus devant mes frères et mes sœurs. Quand nous étions seuls tous les deux, c’était tout autre chose… mais ces souvenirs-là, j’aime mieux ne pas trop les remuer, ils me rendent triste…
Mon ventre s’arrondissait, oui. Nous étions heureux. Comme nous étions heureux ! C’était pour la fin du printemps. Comment dites-vous ? Oui, juin. C’était pour le mois de juin.
Quand il allait pêcher dans la rivière, le plus souvent, je l’accompagnais. Mais ce jour-là, j’étais déjà trop lourde. C’était pour bientôt, je le savais. Je l’ai laissé partir. Je ne l’ai plus revu. Le courant n’était pas bien fort. Quand on a repêché son corps, il n’avait aucune blessure. On n’a jamais su ce qui s’était passé.
Dans la nuit, j’ai mis au monde une fille. Elle était bleue. Presque noire. On l’a portée en terre avec son père.
Toute ma vie, j’ai conservé la statuette. J’avais demandé à ce qu’on la mette en terre à mes côtés. Je ne sais pas si ma dernière volonté a été respectée. Qu’importe…
Voilà, c’est tout. Je n’ai rien d’autre à ajouter.
Vous dites ? Après ?
Ah… après… Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai continué à vivre, il fallait bien. Je n’ai pas eu d’autre époux. Je n’ai pas eu d’autre enfant. Mes frères et mes sœurs, c’était bien suffisant. Même après, quand ils ont été grands. Ils étaient ma famille. Je me suis occupée de leurs petits aussi. Je savais y faire. J’avais de l’entraînement…
Et maintenant, si vous voulez bien, j’aimerais retourner à mon sommeil. Mon sommeil de presque deux mille ans…
FIN
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