Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

GAUTHIER Geoffroy : Monsieur Triste

Les membres du jury

du Concours de Nouvelles  2022 d’Avermes (03000)

ont attribué

le 1er prix

à

Monsieur Triste

un texte écrit par

Geoffroy Gauthier

 

Taranis

Ce texte est la propriété exclusive de son auteur.

Aucune utilisation n’est admise sans son accord préalable.

Texte de Geoffroy GAUTHIER

Monsieur Triste

L’incendie avait noirci la pierre. Les cendres finissaient leur ballet avant de couvrir ce qui restait du village. Criminel ? Accidentel ? La finalité restait la même. Un arrière-goût de chair calcinée imprégnait chaque bouffée d’air. Témoin indifférent de ce spectacle, le charron reprit sa route, tenant dans sa main une petite roue. La lumière se faisait rare, il devait trouver un endroit plus propice à subir ses nuits tourmentées.

« - Bonjour ! » dit une petite voix.

Le charron tourna son visage figé vers l’enfant aux joues noires de suie et au sourire timide qui venait de l’interpeller. Il préféra ne rien répondre et continua son périple silencieux. Ce drame n’était pas le sien.

« - Comment tu t’appelles ? » lança l’enfant en s’approchant à petits pas.

Le charron accéléra la cadence, seule la solitude lui convenait. De légers halètements le rejoignirent et deux mains menues s’agrippèrent de toutes leurs forces à son poignet. L’enfant colla ses cheveux contre sa paume. Alors, presque féroce, il dégagea son bras de la faible emprise.

« - Pourquoi tu pleures ? » demanda le petit.

Par réflexe, le charron porta son index à son œil. Sec.

« - Pas là... » ajouta l’enfant, « - là » dit-il en pointant vers son cœur.

Le charron faillit lâcher la roue qu’il tenait d’habitude si fermement. Cette fois, ce n’était pas par volonté qu’il resta muet, mais parce que les mots auraient été une torture à entendre.

« - Bon, je vais t’appeler Monsieur Triste ! » enchaîna-t-il, le ton amusé.

Le charron sentit le besoin de déverser son amertume.

« - Et toi, pourquoi tu ne pleures pas ? » balança-t-il durement en montrant le village décharné du menton. Une ombre passa sur le visage de l’enfant. Monsieur Triste regretta ses paroles aussitôt. Son sourire était tout ce qui restait à ce garçon. Sans pitié, il venait de le lui arracher. Encore un poids à ajouter à un fardeau déjà trop lourd.

« - J’attrapais des grenouilles à la rivière, je suis revenu trop tard... » murmura l’enfant, fixant le sol. Il avait l’air désolé de ne pas avoir été présent pour disparaître dans les flammes avec les autres.

« - Moi aussi... » souffla le charron, le regard dans le vague.

Ils avaient au moins cela en commun. Ce même sentiment de ne plus appartenir à rien, que tout n’avait été qu’illusion. Sauf la douleur. Oui, lui aussi était arrivé trop tard. Si seulement… Rien qu’une heure plus tôt…

Le charron fixa l’enfant tremblotant qui, en plus d’avoir tout perdu, devait affronter le rejet. Si jeune et déjà plongé dans ces eaux profondes dans lesquelles lui-même, un adulte, se noyait. Monsieur Triste prit une grande inspiration, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire lui coûtait énormément.

« - J’ai soif et je suis fatigué. Amène-moi à cette rivière. »

L’enfant releva la tête d’un coup, les yeux illuminés. Lentement, son sourire ressuscita. Le charron toussota et fixa un point invisible, faisant mine de n’avoir rien remarqué. L’enfant comprit qu’il valait mieux ne pas commenter et, tout fier d’ouvrir la marche, observa le silence jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à bon port.

Assis au bord de l’eau, le charron fouilla dans la besace qu’il portait sous sa tunique et en tira une pêche cabossée et quelques graines qu’il tendit à l’enfant. Sans se faire prier, ce dernier se jeta dessus et engloutit son maigre repas sans prendre le temps de mâcher.

« - Demain, je reprends la route. Seul. » dit le charron en retirant le bouchon de son outre à vin.

« - Tu vas où ? » risqua le petit.

« - Voir la mer. » répondit l’adulte en s’offrant une rasade d’alcool.

« - C’est où la mer ? 

- Plus très loin. » 

Cinq jours plus tôt, un voyageur lui avait indiqué qu’il lui restait une semaine de marche en suivant le sud.

« - Pourquoi ? » enchérit l’enfant, innocemment curieux.

« - Une promesse... » conclut le charron en serrant un peu plus fort la petite roue qu’il tenait contre lui. Puis, à grosses gorgées, il finit le précieux liquide qui l’aidera à dormir. Il devra penser à faire le plein dans une taverne, demain. Il s’allongea aux pieds d’un arbre, imité par l’enfant.

Un chant d’oiseau et des clapotis extirpèrent le charron de ses cauchemars. Le petit était en train de se laver dans la rivière. Avait-il réussi à dormir ? Il chassa cette question de sa tête, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? L’enfant tourna vers lui un magnifique regard turquoise qu’il n’avait pas remarqué la veille.

« - Tu cries quand tu dors. » remarqua-t-il, neutre.

Le charron grogna en guise de réponse, se leva, but l’eau fraîche et se mit en route, tournant le dos à l’enfant. Chacun sa route...

Le soleil cognait plus fort qu’un marteau. Le charron marchait depuis déjà deux bonnes heures. L’enfant le suivait au loin, courant de toutes ses petites jambes pour couvrir la distance et se dissimulant grossièrement derrière un buisson lorsqu’il était trop près. Il était aussi discret qu’une oie du Capitole !

Plus tard, le charron dût sauter, frôlant la blessure, pour traverser le cours d’une rivière qui barrait le chemin. L’enfant ne serait jamais capable d’une telle prouesse et se ferait sûrement mal en essayant. Le charron décida d’attendre, au cas où.

Au bout de quelques minutes, l’enfant apparut, à bout de souffle, suant à grosses gouttes. Il devait être épuisé. Monsieur Triste se hâta de faire semblant de remplir son outre. Le petit s’arrêta sur le bord opposé, circonspect. Le charron se tenait prêt à lui tendre la main.

Contre toute attente, l’enfant sourit et, sans hésiter, il se jeta les deux sandales jointes dans la rivière.

« - Plouf !! » s’exclama-t-il en éclaboussant Monsieur Triste, ponctué d’un rire cristallin qui fit vibrer la forêt de pins environnante. L’adulte resta de marbre, refusant d’admettre que le rire de l’enfant lui avait fait un bien fou. Ce dernier buvait l’eau recueillie entre ses mains à grosses gorgées, en sautillant de joie. Monsieur Triste venait de perdre son pari en misant sur la peur. Il s’essuya la barbe et repartit en tempérant le pas, l’enfant sur les talons.

« - Quoi ? » maugréa le charron, sa patience rompue par le gamin qui le fixait depuis maintenant plusieurs kilomètres.

« - C’est quoi cette roue ? » demanda l’enfant, curieux.

- Je suis charron, je l’ai fabriquée.

- Pour qui ? 

- Pour mon fils... 

- Il est où ? »

L’enfant sentit qu’il venait de se heurter à un mur, sans réaliser que Monsieur Triste venait de lui en dire plus qu’à quiconque. Les doigts du charron se crispèrent autour de l’objet en bois. Il devenait urgent de trouver du vin.

Le charron tremblait à la table de l’auberge en attendant son verre. Piégé dans ses pensées, les souvenirs commençaient à refaire surface. La commande arriva, Monsieur Triste se rua sur sa coupe, la vida d’un trait et s’empara d’une autre qui ne lui était pas réservée. Au moment de boire, il croisa le regard de l’enfant. Innocent, sans jugement. C’était encore pire. Il aurait préféré un air désapprobateur qui lui aurait donné une bonne excuse pour picoler. Il voyait son reflet dans les yeux du gamin. Hideux. Son addiction le révulsait mais il la pensait nécessaire. Le charron se crispa. Ce regard… Il ne pouvait plus le supporter.

Monsieur Triste balança la coupe qui rougit le plancher, effrayant l’enfant, et se précipita hors de l’auberge. Dehors, il se laissa tomber sur un tronc, se cramponnant à la roue, respirant bruyamment, les traits déformés. Les souvenirs le submergèrent.

Ce jour-là, pour faire la surprise à son fils, le charron avait décidé d’aller à son atelier pour fabriquer la dernière pièce du char qu’il lui avait promis. Une fois le travail fini, il avait voulu fêter l’évènement en buvant un verre. Puis deux. Puis trois. Il était rentré tard. Lui qui s’imaginait déjà le bonheur de son fils et de sa femme, il avait trouvé, à la place, la porte fracturée et du sang à peine séché sur le palier.

« - Pardon, Monsieur Triste » dit l’enfant en posant sa main sur son épaule.

            Le charron était abasourdi. Il avait laissé ce gamin loin derrière lui pendant toute la matinée et lui, il accourait pour venir le réconforter et demander pardon alors qu’il n’avait rien à voir avec ses maux. Il ne se plaignait jamais, ne pleurait ni ne quémandait. Cet enfant était solide comme un roc. Quelle leçon !

Il retourna dans l’établissement pour s’excuser et payer ses consommations.

« - La mer est encore loin ? » demanda-t-il au tenancier.

« - Deux jours si vous suivez le sentier. Dès ce soir si vous coupez par la montagne. Soyez vigilant, la forêt est dense et peut déboucher d’un coup sur des falaises très abruptes par endroit. »

Le charron opta pour la solution la plus courte.

A la tombée de la nuit, toujours pas de mer en vue. Un noir implacable régnait sous la cime des arbres. Il était plus sage d’attendre la levée du jour pour y voir plus clair.

Sans vin pour le protéger, les démons assaillirent le sommeil du charron. Il finit par s’apaiser lorsque l’enfant se blottit contre lui.

Dès son réveil, il faillit exploser de colère lorsqu’il vit le petit s’amuser avec la roue de son fils. Il avait trouvé une branche morte et s’en servait pour faire tourner l’objet de bois en courant derrière. Mais l’adulte remarqua que la roue suivait une pente, qui se faisait de plus en plus raide. Elle allait de plus en plus vite, poursuivie par l’enfant hilare, obnubilé par son jeu.

Tout à coup, l’odeur du danger noua les entrailles de Monsieur Triste. Il se souvint des paroles du tenancier la vieille. L’enfant, porté par la liesse, ne faisait plus attention à rien.

Alors, le charron s’élança, de toute sa force. Il devait le rattraper. Il fit hurler ses muscles de douleur, proches de la déchirure. Il n’écoutait pas. Il n’avait d’yeux que pour l’enfant qui lui n’avait d’yeux que pour la roue.

 Soudain, cette dernière disparut après avoir traversé un bosquet. L’enfant, emporté par son élan, s’y engouffra aussi. Monsieur Triste pleurait de rage. Trop tard. Encore une fois, trop tard !

Tout sauf ça ! Dans un dernier espoir, le charron s’envola au-dessus du bosquet, s’étira, les tendons prêts à lâcher, et lança son bras le plus loin possible devant lui. Ses doigts agrippèrent le col de l’enfant à un mètre du vide. Le charron se cramponna à l’enfant, il avait réussi, il était bien vivant ! Il ne s’était pas senti aussi soulagé depuis une éternité.

« - Wahou ! » fit l’enfant, ébahi.

Le charron ouvrit les yeux après avoir retrouvé ses esprits. Quel spectacle fascinant s’offrait devant eux : au bas des falaises, la mer, d’un bleu qu’il n’avait encore jamais vu, s’étendait à l’infini. Chacun se tût, subjugué, pendant que la roue se faisait doucement bercer par le courant.

Plus tard, le charron, sur le sable, écoutait la mer, regardant la roue partir au loin. L’enfant, qui s’était amusé au milieu des restes d’une coque brisée, vint vers lui, dissimulant quelque chose dans son dos.

« - Tiens ! » lui dit-il, tout content, en lui tendant le présent. Il avait trouvé le cercle de tête d’un petit tonneau à l’intérieur duquel il avait réussi à coincer le fossile d’une étoile de mer. Comme une roue. Celle-là était la plus belle de toutes. L’armure du charron se disloqua. Il sourit. Avec ses lèvres et avec son cœur.

« - Merci... »

Alors, le charron se leva et partit, le dos tourné, à son habitude. L’enfant, venant sentir le moment des adieux, essayait de retenir des gros sanglots car Monsieur Triste avait enfin fini par sourire, il ne voulait pas gâcher ce moment.

« - Au revoir » murmura-t-il d’une voix chargée.

Le charron fit mine de ne rien entendre et continua son chemin. Puis, après quelques enjambées, il s’arrêta et sans se retourner, dit :

« - J’ai entendu parler d’une montagne qui crache du feu, bien plus au sud. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Une forte chaleur emplit le cœur de l’enfant qui, d’un bond, s’accrocha au poignet du charron et colla son visage contre sa main. Cette fois, Monsieur Triste ne fit rien pour se dégager de l’emprise et ébouriffa même les cheveux de son compagnon de route.

Venu pêcher, Lucius fut témoin de la scène. Touché, il décida d’immortaliser cette émotion en la gravant dans la pierre, créant ainsi sa plus belle œuvre de sculpteur.

Date de dernière mise à jour : 03/01/2023

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