Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

BORELLO Annick : Nuit sanglante

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a classé ce texte intitulé

Nuit sanglante,

écrit par Annick BORELLO

à la 9e place.

 

fillette au lapin photo d Boutonnet

 

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive de Annick Borello.

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

Texte de Annick BORELLO

Nuit sanglante

« LES SOUVENIRS OUBLIES NE SONT PAS PERDUS »

Sigmund Freud.

Les talons de mes chaussures résonnaient sur le goudron. Une cadence qui transformait ma           marche en une musique agréable et s’associait à mon énergie de ce matin-là. Le soleil audacieux, en grignotant déjà la mousse blanche transparente dans le ciel, osait s’imposer sur la petite ville de Toulon-sur-Allier. Il ferait chaud très tôt ce jeudi et c’était bien agréable.

Une étrange sensation me titillait. J’avais accepté pour accorder ma collègue qui avait pris un congé, de visiter à sa place une patiente. Peu m’importait. La liste de mes visites, ce jour, était                courte. Alors, une de plus n’était pas un problème. Dans peu de temps, j’allais être en retraite de mon métier d’assistante sociale et je n’étais pas plus impatiente que cela d’entrer dans la catégorie « retraitée ».

La visite supplémentaire était pour Madame ESCOT, une femme âgée de 79 ans. J’entrepris            de  commencer par elle. Cette visite étant la dernière de l’administration avant un placement  d’office en EHPAD. Je savais que le dossier avait été compliqué.

Madame ESCOT souffrait d’un trouble encombrant, l’adjectif était juste. Le syndrome de Diogène. Dans toute ma carrière, je n’avais pas rencontré de cas atteint d’une telle pathologie. Comportement évalué dans le fait d’accumuler sans s’en rendre compte un tas d’objets inutiles jusqu’à une insalubrité complète, et même une négligence de soi amenant à un état de          réclusion.

J’arrivais devant un portillon déjà ouvert, donnant sur un petit terrain qui avait dû faire office    de jardin. L’endroit, sinistre et digne d’un abandon de plusieurs années, cachait le passage jusqu’à la porte avec des ronces, des herbes folles.

La porte d’entrée grinçait à l’ouverture et cela ajoutait à la situation. Une femme qui avait dû                avoir de l’allure autrefois, sa grandeur, son maintien me le soufflaient, se trouva surprise de ma présence. Elle attendait Lise. Cependant, elle comprit vite après ma présentation que ce serait moi et s’effaça comme, si elle laissait entrer la mort. Pas de bonjour, pas de sourire.

Elle avait pris l’habitude de laisser entrer Lise. Je la suivis sans pour cela y être invitée. Nous nous enfilâmes, vu le peu de place, dans un semblant de couloir créé par la disposition du mobilier qui était engrangé à droite, à gauche depuis sans doute des lustres. C’était à n’y pas croire. Même dans mon imagination la plus fertile, je n’eus pensé que pareil capharnaüm puisse exister. Indescriptible, incohérent, voire inimaginable. Enfin, tous les super-relatifs ne pouvaient trouver grâce à mes yeux pour décrire l’indescriptible.

J’étais gênée. Négligée sur elle, cette femme se complémentait avec le tableau intérieur. Pourtant, cette fameuse allure détonnait avec tout le reste. Malgré la saleté ambiante, il faut le dire, elle gardait dans son regard que j’avais une seconde, croisé, une pointe de fierté. N’avait-elle pas été Madame Escot, l’instit patentée et appréciée ? Quelques bribes de sa vie lui revenaient sans doute. En fait, à la place de la honte, une soumission domptée qu’elle affichait au destin ?

Lise m’avait mise au parfum. Elle avait eu infiniment de peine à faire admettre à sa patiente, que sa place était dorénavant dans un espace plus adapté.

Elle me fit signe de m’asseoir, rassurée peut-être, par mon âge. Je la comprendrai davantage. Je tirai la chaise, non sans appréhension de devoir trouver une mauvaise surprise, mais non, l’assise était correcte.

Une odeur insalubre empestait dans la maison, c’était à vomir. Mais il fallait continuer le dossier. Je m’efforçais de la rassurer.

« - Vous verrez, l’EHPAD, c’est génial ! Vous allez être libérée de tout souci à présent et ne penser qu’à vous-même. Plus de tracas de papiers, de chauffage, de repas. »

Elle eut un sourire. Le premier. Mais il sonnait faux.

J’oubliais le mot « ménage », bien consciente du malaise présent.

Je sentis malgré moi, un pincement au cœur. Qui a envie de quitter sa maison ? Même dans la  précarité.

J’avais besoin de son livret de famille. Je doutais qu’elle puisse y mettre la main dessus. Cependant, elle farfouilla dans un tiroir pour le chercher. Je pris mon mal en patience et mon  regard fit un tour d’ensemble de l’intérieur, sans curiosité et avec une sensibilité qui m’étreignait. Soudain, scotchée, sidérée, mon regard se figea. Dans une niche peu profonde, à  hauteur d’homme, une statuette !

Ravalant ma salive, au point de m’étrangler, je n’entendais plus farfouiller les mains dans le tiroir. De battre, mon cœur, sembla ne plus pouvoir. Les échos du bruit d’à côté s’évanouissaient dans un abîme sans fin. Petit à petit, comme mue par l’appel des profondeurs, je glissai. Glissai jusqu’au calme le plus absolu. Le silence avait pris toute la place, tellement puissant qu’il en déchira la scène où je n’étais plus.

Je me retrouvai en l’an 150. Je voyais une petite fille aux cheveux longs dont la blondeur était       transformée en or dans le coucher du soleil. À côté d’elle, le chaos. Des flammes illuminaient le camp et les maisons pourtant solides avec leurs murs construits à la chaux, abandonnaient leurs toits de chaume si intelligemment travaillés à ces flammes qui léchaient le ciel.

Elle, Afanen, regardait brûler sa maison et, par terre, devant la porte ouverte, sa mère, allongée sans vie près d’elle. De l’autre côté de la forêt, une harde de Romains avait débarqué dont la conséquence terrible lui arrachait des pleurs, des cris. Mais personne ne l’entendait.

Dans ce chaos de folie, elle voyait le valeureux guerrier gaulois Aberthol, son père, ivre de rage, fou de douleur sauter sur sa monture, sa longue chevelure abandonnée au vent. Sans un regard pour elle. Parti venger celle que l’on venait de lui arracher, sa bien-aimée. Affronter l’ennemi, était aussi la loi suprême que chacun se devait. Elle, Afanen, restait dans ce brasier inhumain, vide de vivants et avec les morts qui s’agglutinaient autour d’elle.

De cette nuit sanglante, il ne restait rien. Rien qu’une petite fille avec un lapin.

Le lendemain, les Gaulois, l’avaient retrouvée. Seule, sidérée avec son lapin doux et chaud tout tremblant. Les deux n’avaient pas bougé d’un pouce. Elle était avec son lapin, la seule survivante. C’est à partir de ce jour que, tous les gens des villages alentour, parlaient d’elle comme d’une déesse ayant traversé la débâcle. C’était incroyable. Elle était devenue unique.

On l’avait surnommée « la petite fille au lapin ». Tous les potiers, du plus novice au plus expérimenté, la modelaient avec son lapin et chacun s’enorgueillissait de l’avoir modelée le premier. Mais elle, connaissait fort bien celui qui l’avait pris ce jour par la main sans autre prétention que de l’élever comme sa propre fille à la place de ses parents qui n’étaient plus.

Soudain, j’entendis le bruit de deux mains qui tapaient devant mon visage. C’était comme si  j’entendais le monde exploser devant moi. Madame Escot, affolée essayait de m’aider en hurlant :

« - Je l’ai, je l’ai retrouvé.

- Qui, quoi, où suis-je ? »

Dans mon brouillard, je la reconnaissais à peine, bien évidemment, elle ne pouvait pas savoir            que dans mon rêve éveillé, je venais de traverser le temps. Non, elle ne le pouvait pas.

Tant bien que mal, j’émergeais avec lenteur de ce voyage fantastique. Maintenant consciente              et confuse, je sentis dans ma bouche un liquide couler. C’était de l’eau, salvatrice, fraîche réconfortante dans cette situation ubuesque. Un verre coincé entre les dents, deux mains aidantes et le regard perçant de cette mamie.

« - Ouf, j’ai bien cru que vous aviez rencontré le diable !

- Pas vraiment. Vous étiez bien institutrice, Madame Escot ?

Sans acquiescer, de suite, elle me demanda mon prénom

« - Jo, simplement Jo.

- Oui Jo, je l’étais. »

 Fière de sa réponse et de ce dénominatif, puis elle caressa ma joue.

« - Pendant le temps que vous avez cherché votre livret, je viens de revivre comme dans un rêve, la plus belle histoire qu’une de mes maîtresses, nous avait racontée en CM1 alors que nous apprenions la vie des Gaulois et des Romains. »

Comment dans cette visite, à cette patiente que je rencontrai pour la première fois, comment         expliquer que je venais de découvrir chez elle, un objet, cette statuette qui avait accompagné virtuellement mes rêves de petite fille, personnage antique dans la voix de ma  maîtresse.

Cependant, je crus bon de lui raconter l’essentiel.

« - Cette fabuleuse histoire, je l’avais oubliée, remisée dans ma tête. Pourtant, elle était si particulière que lorsque ma maîtresse l’avait racontée, je me souviens ce jour avoir  pleuré.En la découvrant, cela m’a ramenée sur les bancs de l’école. »

Afanen était entrée dans ma vie comme un cadeau du ciel. Je ne pouvais pas expliquer à cette         femme que je ne connaissais pas, mes nuits tragiques de l’époque de mes neuf ans où Afanen transformait par magie ma peine de la perte de ma mère en soutien émotionnel. Participant ainsi à la reconstruction positive de mon être. J’imaginais chaque soir ma princesse Afanen dans cette histoire que j’adorais. Le vide de ma mère se comblait ainsi.

Comment expliquer l’inexplicable à cause ou plutôt grâce à ce bout d’argile, si fin et si majestueux qui m’apparaissait aujourd’hui comme une hallucination, un mirage ? Je venais de bondir dans mon passé où, l’Histoire du monde, en l’occurrence l’Antiquité avait créé ce lien magique de l’apprentissage, du changement, du renoncement mais aussi de l’espoir, grâce à l’histoire de l’institutrice.

J’allais vers ma retraite, cependant mon enfance où j’avais appris très tôt les choses de la vie m’avait fait un clin d’œil.

Madame Escot partait en EHPAP, je lui rappelais qu’une institutrice contribue toujours à la construction d’un enfant. Est-ce que cette simple remarque lui permettrait une acceptation de sa situation actuelle ? J’approuvais que renoncer au désastre qui l’entourait était un signe de courage.

Les yeux grands ouverts, les neurones reclassés dans l’ordre normal de leur fonction, je me dis que ma princesse au lapin et son père Aberthol, qu’ils eurent appartenus ou pas à une page d’Histoire,  étaient malgré tout, mes héros.

Madame Escot, qui n’avait pas tout perdu de son discernement me marmonna ;

« - C’est la statue. On me l’avait bien dit qu’elle avait des pouvoirs. Je vous ai vue changer dès que votre regard s’est posé sur elle. Je m’en doutais qu’elle était magique ! »

Chose extrêmement rare dans ce syndrome, cette mamie espérait en quelque chose d’autre dans lequel il me semblait que j’aurais un rôle.

Bien sûr, je le savais aussi. Je reviendrai la voir, là où cette dernière devrait s’adapter. Ce n’était pour nous deux qu’une question de temps.

Nos regards en se croisant communièrent.

Le visage transfiguré, Pierrette Escot savait. Elle savait que, maintenant, rien ne serait comme                    avant. En se tournant vers la petite statuette, elle s’exclama une seconde fois :

« - Je le savais que tu étais magique… Tu seras pour Jo, mon plus beau cadeau. »

Date de dernière mise à jour : 20/12/2021

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