Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

NGUYÊN Quang Tuân

Ce texte écrit par Quang Tuân NGUYÊN a obtenu

la 9e place

au Concours de Nouvelles 2020

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

 

P1150591 rognee

Photo : Robert Lecourt

Affiche : Magali Soule

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Quang Tuân NGUYÊN

 

 

Rendez-vous

 

Province maritime. Après un rapide repas Marcus commence son trajet dès le lever du soleil. Il part du port qui accueille des navires de toute la Méditerranée. D'un pas souple adapté à une longue course, le messager s'éloigne vers l'intérieur des terres. Il porte aux poignets ces imposants bracelets de métal qui lui ouvrent toutes les portes, toutes les frontières pour acheminer les paroles apprises par cœur qu'il doit communiquer. La mer devient petit à petit un souvenir, mais les informations qu'il colporte dans sa mémoire sont entretenues par les savoir-faire de son métier.

Province des terres aux vignes. Dans l'écurie Felix se ravise et retourne chercher une selle plus confortable. A dire le vrai, il aimerait partir le plus tard possible. En passant il avise les rangées de barriques, il se promet d'obtenir des cerclages et surtout de renouveler les petits fûts. Car ses revenus proviennent surtout de la revente des tonneaux. En soupirant il prend son bouclier, puisqu'il le faut. Et il quitte son domaine bien placé près des voies où les véhicules les plus larges peuvent accéder, proche de la ville et de son aqueduc emblématique... Il prend la direction de la mer, seul, sous le soleil déjà haut. Il se forge la dignité indispensable à toute personne qui chemine à cheval.

Un messager n'est pas responsable des messages qu'il transporte. Et encore moins des conséquences des nouvelles qu'il apporte. Les deux évidences de son métier viennent toquer à la conscience de Marcus. Un parti-pris de confiance plane sur sa confrérie, ardemment cultivée par une attitude commune... et par une mise à l'écart de tous ceux qui dévient du chemin. Le jaune orangé des arbousiers laisse la place au vert argent des feuilles d'olivier. Son cœur accélère. Marcus apporte des paroles de provocation là-bas, dans la cité à l'aqueduc de la province des terres aux vignes.

Felix devine en voyant un nuage ocre derrières les rangées d'arbres la sueur de travailleurs des champs. Les pas mesurés de sa monture longent les oliveraies. Il se prend à envier ces cultivateurs sans argent, sans réputation à préserver, qui continuent leur quotidien... Avec sa position de notable, Felix figurait parmi les premiers appelés pour rejoindre la plaine destinée aux confrontations, là -bas dans la province maritime. Son cheval tend le cou vers les bas-côtés pour répondre à une tendre friandise herbacée. Le cavalier, qui n'est pas pressé d'arriver au rendez-vous assigné, laisse généreusement l'animal lui voler un peu de son temps.

Le flanc du pied irrité par les lanières d'une sandale pourtant éprouvée, Marcus le coureur suit la courbe de la voie en se penchant légèrement. La lumière traverse une accalmie de branchages. Un trottinement de sabots franchit une pause dans les chants des oiseaux. Felix le cavalier s'approche, salué par Marcus. L'expectative des deux hommes laisse vite la place à un échange de regards. Felix en scrutant les bracelets de métal comprend que Marcus exerce le dur métier de messager. Marcus   en détaillant l'équipement du cheval et le bouclier comprend que Felix va rejoindre d'autres cavaliers, d'autres hommes armés. Marcus saisit au plissement du front de Felix que celui-ci aimerait éviter son rendez-vous d'affrontement. Felix à cheval comprend la fatigue de Marcus aux jambes pourtant entraînées à la course. Felix devine aussi l'importance du message que Marcus transporte dans sa mémoire. Il répond par un léger hochement de tête à la demande silencieuse du coureur et commence à descendre de son cheval. Marcus, après cinq enjambées d'élan, saute sur la croupe du cheval qui part en cavalcade...

Marcus ne sait pas se servir des rênes. Le cheval galope de son propre chef comme s'il devinait l'inexpérience du messager. Aux prémices de la ville, sous l'imposante construction dont les arcades enjambent la vallée, la monture ralentit pourtant d'elle-même. Marcus descend alors pour cheminer respectueusement vers la demeure du destinataire des informations.

Felix marche sur le talus bordant les champs. Il se décide à entrer dans les plantations d'arbres, libéré du besoin de suivre un parcours adapté à des sabots. Après la dernière rangée d'oliviers, un grand arbre noueux campe au milieu d'une terre poussiéreuse. Un outil en bois visiblement destiné à creuser la terre gît, oublié...

Le dignitaire dans la salle publique fait sortir tous ses conseillers hormis celui qui se tient debout à côté de lui. Marcus attend patiemment que tout soit prêt. Puis, sur un signe, il ouvre les vannes de sa mémoire, exercée au point que Marcus ne distingue pas tous les mots qu'il prononce. A mesure qu'il parle, les visages des deux hommes en face de lui se tendent, prenant ensuite, chacun à sa manière, une tonalité pensive. Le message terminé et le silence flottant depuis un moment déjà, les règles de l'hospitalité reprennent le dessus. Dans une petite salle, un cuisinier effectue des va-et-vient pour alimenter une table basse. La collation à base de blé, de lait de chèvre et de miel réconforte le messager. Sur une alcôve trônent modestement des figurines d'argile, identiques à celles que l'on voit un peu partout. Mais le sujet -une famille avec des enfants- attire longuement le regard fatigué de Marcus. Le cuisinier, de sa main aux odeurs d'huile, prend les statuettes blanches et les donne, sans laisser à Marcus la possibilité de refuser. De la grande salle parvient un appel. La réponse est prête. Rangeant sa lassitude à l'approche de sa nouvelle mission, le messager se lève.

Quelques oliviers de place en place parsèment les champs. Felix cueille une olive plus mûre que les autres et du bout de la langue tente de percevoir si le fruit a quitté son amertume. Il a soudain le souvenir et l'envie d'une galette de blé trempée dans l'huile d'olive. La terre brune et sèche dévoile des ravines près de l'outil négligé. Au sein d'un des sillons, mis en valeur par le voisinage d'une pierre grise, se niche un objet d'argile. Felix ramasse la poterie qui, il le sent sous ses doigts, n'a pas été séchée par le soleil mais cuite par la main de l'homme. Une petite figurine brisée en argile blanche. Puis une autre. D'une série rare, qui n’a été produite que pendant quelques années de son enfance, à l'époque où il commençait à savoir décompter le temps.

A nouveau sur la monture, Marcus avance, alourdi par les paroles qu'il doit transmettre à son retour. L'animal juste après une courbe hennit et se met à effectuer des pas croisés, les oreilles relevées. Derrière les oliviers Felix entend son cheval. Lorsque celui-ci reconnaît un endroit, surtout son écurie, il a tendance à trottiner sur place. Felix vient rejoindre Marcus. Oubliant qu'ils ne sont pas nés dans la même province, convaincus qu'ils savent tous deux conserver les secrets, et pressentant que leurs motivations se rejoignent, ils échangent des nouvelles. L'obligation de Felix de cheminer vers la plaine pour un rendez-vous de confrontation absurde qu'il réprouve de tout son être... Le message de provocation transporté par Marcus, et la réponse qu'il doit maintenant ramener à la ville portuaire en tremblant pour les conséquences...

Chacun d'eux réunit alors ce qu'il sait des avis des uns et des autres dans la province maritime et dans la province des terres aux vignes. Chacun essaie de deviner les réactions des habitants de chaque contrée ainsi que les prises de positions possibles des décideurs.

Ils sortent les figurines qui sont entrées en leur possession, chacun de son côté. Ils comparent le thème familial des unes, la rareté et l'ancienneté des autres. Et une idée qui tient à la fois du pari et de l'évidence s'impose à eux. 

Ils posent le bouclier sur la croupe du cheval en prenant soin de ne l'attacher que sommairement. Les figurines sont placées en équilibre précaire dans le bouclier. Et, debout sur la voie, ensemble ils donnent au cheval une impulsion pour le pousser à rejoindre le port.

Le cheval arrive seul aux portes de la ville portuaire. Reconnaissant la cité, le cheval hennit et réalise ses habituels trots croisés. Le bouclier sur sa croupe chute, les figurines se brisent.

Stupeur des habitants devant cette scène. Le cheval orphelin est pris en charge. Les commentaires commencent dans le voisinage. « A côté de figurines familiales qu'on trouve partout, on a retrouvé des figurines anciennes. Oubliées. Seule une personne qui a l'idée étrange de conserver des anciens tirages a les mêmes. On les a trouvées dans un bouclier tombé d'un cheval. Le cheval qui les transportait est fatigué, il a mangé plus qu'une ration habituelle. »

Une heure plus tard les voisins des voisins entendent par le bouche-à-oreille : « C'est un message. Des enfants brisés (des figurines représentant des enfants) côtoient des symboles de sagesse du temps passé. Un bouclier bien accroché, normalement, ne chute pas d'un cheval. Au fait, où se trouve Marcus, le messager si consciencieux qui court sans se fatiguer ? »

Deux heures plus tard les rumeurs circulent dans toute la cité : « Un étalon est arrivé en trébuchant, les genoux écorchés, en ville, avec des symboles de terre. On le soigne mais peut-être qu'il ne pourra plus jamais galoper. Les Anciens veulent protéger les familles. Il faut faire tomber les armes. Il faut cesser tout message de provocation. »

 

Félix arrive aux abords de la plaine où des bâtons ici et là portent des bannières. Dans l’immense espace il reste un unique homme assis. Il lace ses guêtres. Il porte un regard vers Félix et se lève doucement pour partir. L’affrontement sur la plaine n’aura pas lieu.

Marcus voit, dans la rivière qui fournit de l'eau pour les champs, des brindilles et des feuilles formant un ruban autour d'un tronc d'arbre. Sous un grand rocher il attend tranquillement avec Felix. Lorsque le char du soleil commence à amorcer sa descente, ils savent tous deux que leur parenthèse doit être suffisante. Au port les rumeurs ont dû enfler dans le sens qu'ils espèrent tous deux. Ils reprennent chacun leur chemin. Le cavalier vers son rendez-vous de gens armés sur la plaine. Le messager pour apporter la réponse du dignitaire de la ville à l'aqueduc.

 

Rendez vous fin de texte

 

 

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