Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

ARBONA Claude, Le coup du lapin

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a classé ce texte intitulé

Le coup du lapin

écrit par Claude ARBONA

à la 4e place.

 

fillette au lapin photo d Boutonnet 

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive de Claude Arbona

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

Texte de Claude ARBONA

Le coup du lapin

Le soleil avait du mal à se lever, comme un fêtard qui ouvrirait un œil embrumé des excès de la veille.

J’étais en avance à la réunion que j’avais organisée.

Les locaux climatisés étaient silencieux, un répit avant l’ambiance de ruche de la journée.

J’ouvris la porte de mon bureau, « elle » était là, comme chaque matin depuis plusieurs semaines, trônant sur l’étagère face à la porte. Je me servis un   expresso à la machine à café. En regardant le liquide noir couler dans ma tasse, je réfléchis encore à l’objet de notre groupe de travail.

Cinq ans que l’on m’avait confié cette section d’études archéologiques en plein centre de la France, consacrée aux sites gallo-romains, et plus précisément à cette découverte, au XIXe siècle, d’un gisement extraordinaire de statuettes en argile blanche.

Des figurines de toutes tailles, provenant de différents sites de la région, méticuleusement répertoriées et classées.  Des miniatures de la vie quotidienne en Gaule romaine, des dieux et déesses, des animaux, sans doute aussi des objets funéraires.

« Elle » était inclassable pour le moment. En sirotant mon café brûlant, je la contemplais. Je disais « elle », sans être sûr que ce n’était pas « il ».

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un brouhaha de voix. Mon équipe au complet en sortit et se dirigea vers moi. Parité respectée, deux hommes, deux femmes. Le petit groupe entra dans la salle de réunion où les attendait déjà un thermos de carburant caféiné.

Chacun prit place autour de la grande table. Je fermai la porte avant de lancer le débat :

« - Bonjour à tous. Comme vous le savez, notre star est toujours cette fameuse figurine au lapin. Je voudrais que l’on récapitule aujourd’hui toutes les hypothèses que l’on a pu faire sur sa signification, son âge, son genre, son activité, tout ! ».

En parlant, j’avais pris sur une étagère la statuette qui allait être notre unique sujet de conversation et la posai au centre de la table.

« - Pourquoi cette statuette nous intrigue-t-elle ? Nous sommes des enquêteurs-historiens objectifs, expérimentés et, j’ose le croire, efficaces, et nous en sommes encore aux hypothèses après plus de trois mois de recherches… »

Personne autour de la table ne pipait mot.

« - Commençons par rappeler ce qu’on sait de l’objet. Aurélie ? »

La jeune femme leva rapidement la tête de ses notes :

« - Ce que l’on sait, c’est que la figurine a été découverte entre les sites de Toulon-sur-Allier et Saint-Pourçain-sur-Besbre. Pas de localisation plus précise et aucun atelier gallo-romain de poterie officiellement répertorié à cet endroit.

- Quelle date, la découverte ? 

- Justement, on l’a trouvée en janvier de cette année ! Pourtant, cette région avait été quadrillée et les trouvailles enregistrées depuis le début des années 1920.

- Et les archéologues sont toujours passés à côté ? Etonnant ! Bien. Julien, vous avez analysé la structure et la composition de notre statuette, cela donne quoi ? »

Le plus grand et le plus jeune des deux hommes se redressa et s’éclaircit la gorge :

« - Elle a été fabriquée avec la terre blanche de l’Allier, pas de doute. Difficile de dater ce matériau, on n’allait pas demander une datation radiométrique pour un seul objet, tout le budget recherche y serait passé… 

- On est d’accord. Vous l’avez comparée à d’autres figurines, je suppose ? »

- Oui, quand même… 

- Et donc ? »

- Elle a bien été créée à partir d’un archétype de moulage, on peut distinguer la trace de la soudure des faces avant et arrière. Collage à la barbotine, méthode classique. »

Je fis passer la cafetière à la ronde. Le silence s’installa, le temps que chacun se serve, avec ou sans sucre.  Je bus une gorgée brûlante et repris le fil :

« - Pour résumer, cette statuette a été découverte très récemment dans un périmètre gallo-romain reconnu, bien que ce site et tous les autres alentour aient été fouillés depuis plus d’une centaine d’années. Elle est façonnée selon la même méthode que tous les autres objets déjà découverts mais on ne peut, pour l’instant, garantir sa datation. C’est bien cela ? »

Tous hochèrent la tête. Timidement, une main se leva pourtant.

« - Oui, Tiphaine ? »

La jeune stagiaire faillit se lever, puis se ravisa :

« - Monsieur, je voulais juste attirer l’attention sur le fait que…enfin, cette figurine comporte un élément, heu, troublant… 

- Vous voulez parler du lapin ? 

- Et bien, oui, en fait… 

- Nous allions y venir, vous avez raison ».

Tiphaine grimaça un sourire et replongea dans ses notes.

Je saisis la statuette sur la table et la présentai à l’auditoire.

« - Cette personne, d’un sexe pour le moment indéterminé, tient contre elle un animal qui ressemble à un lapin. Une remarque ? »

Un autre bras se leva, celui de Frédéric.

« - Oui, Fred, allez-y.

- Et bien, tout le monde sait que le monde gallo-romain ne connaissait pas le lapin d’élevage, seulement le lapin de garenne, ou bien le lièvre. D’après la taille, je dirais qu’il s’agit d’un très jeune lapin. 

- Et vous en déduisez quoi ? 

- Peut-être s’agit-il d’une jeune fille qui a libéré un lapereau d’un piège de braconnier et qui va le soigner.

- Touchante historiette ! ». Je marquai un temps.

« - C’est là que les tempêtes sous les crânes doivent se déclencher, martelai-je, imaginez, extrapolez, débridez votre imagination, sans limites ! »

Nouveau silence. Et la première vague déboula de Julien :

« - Fred parle de « jeune fille », mais rien n’est moins sûr, les formes ne sont pas affirmées, la coiffure peut prêter à confusion, cela pourrait tout aussi bien être un adolescent »

Je fis la moue :

« - Et la protubérance à l’emplacement du nombril ? 

- Sans doute la « bulla » porte-bonheur, comme on en trouve sur d’autres statuettes »

Je fis le tour de la table du regard :

« - Pas d’autres propositions ? ...Mais bon sang, lâchez-vous ! Sortez-moi des idées, même les plus farfelues ! »

J’avais haussé la voix, la stagiaire s’était instinctivement crispée sur sa chaise. Ce fut pourtant elle qui prit la parole :

« - C’était peut-être…non, c’est idiot… ». Voyant que j’étais proche de l’explosion, elle lâcha, très vite :

« - Pourquoi pas une jeune fille qui doit prendre un navire sur le fleuve et qui doit se débarrasser de son lapin, ces animaux-là étant bannis des bateaux ? 

- Intéressante hypothèse…savez-vous à quelle époque cette superstition des marins au sujet des lapins a commencé ?  Non ? Eh bien, à l’époque des grands navigateurs, quand les navires emmenaient des animaux comestibles pour ces longs voyages. Des lapins s’échappaient parfois de leur cage pour aller ronger les cordages ou la coque, au grand dam des marins.  Vous connaissez un nom de grand navigateur gallo-romain ? »

Tiphaine baissa la tête sans répondre.

« - Cela dit, Tiphaine a eu raison d’avancer une hypothèse, j’aimerais entendre vos idées à tous »

Aurélie reprit la parole :

« - Alors moi, je crois qu’on n’a pas assez bien regardé l’expression de cette jeune personne…regardez, la tête légèrement penchée de côté, les yeux à demi fermés, ses mains qui tiennent fermement l’animal, comme si elle le palpait…ça va vous paraître idiot, mais elle m’évoque une aveugle qui tente de reconnaître, par exemple, si c’est un chat ou un lapin qu’elle a dans ses bras. 

- Et après tu vas nous dire qu’elle se demande pourquoi son lapin miaule si fort ? »

Tout le monde éclata de rire à la remarque de Julien. Tout le monde, sauf moi.

« - Merci, Aurélie, votre théorie est audacieuse et créative. Quoi d’autre ? Tenez, Julien, puisque nous avons un esprit fort à notre table, une idée ? »

Le sourire du jeune étudiant en archéologie m’irrita. Nonchalamment, il prit la statuette, la regarda fixement, l’air soudain sérieux :

« - Vous avez raison, Monsieur, il ne faut repousser aucune hypothèse. Alors moi, je me dis que cette protubérance au niveau du ventre n’a peut-être rien à voir avec la « bulla » porte-bonheur…Pourquoi ne pas imaginer - et là, je fais appel à une imagination totalement débridée - que nous sommes devant la représentation d’un être venu d’une autre planète.

- Un extra-terrestre en visite sur Terre…la « Soupe aux choux » au temps des Gallo-romains en somme ?  Et le rôle du lapin ?

- Et bien, on peut supposer que l’E.T. est en train de prélever des échantillons de faune terrestre, par exemple un lapin.  Et cette fameuse « bulla » sur son ventre ne serait autre qu’une sorte de « Taser » paralysant pour simplifier sa cueillette… »

Gloussements et rires étouffés ponctuèrent la déclaration de Julien.

 « - Effectivement, il ne faut rien écarter, la seule hypothèse idiote, c’est celle qu’on n’énonce pas.  Mais après ces suggestions passionnantes, essayons de revenir à des vues un peu moins...

- Monsieur ! attendez, il y a quelque chose, là… »

Frédéric, habituellement silencieux, manipulait depuis quelques minutes, la figurine en la tournant sous toutes les coutures :

« - Au-dessus du lapin, il y a une sorte de fissure… »

Le jeune homme essayait de glisser un ongle derrière le petit animal.

« - Attendez !  Surtout ne touchez à rien ! »

Effaré, je tendis la main, il me rendit la statuette. 

En regardant de plus près, je distinguai la fameuse fissure. Frédéric avait raison, c’était plus que bizarre, quand on savait l’habileté des artisans de cette époque.

« - Il n’y a plus de café, je vais faire le plein », annonça Julien.

« - Je t’accompagne, besoin d’une petite pause moi aussi ! ». Aurélie sortit à son tour.

Je levai les yeux de la statuette, le temps de voir Frédéric s’éclipser discrètement en sortant une cigarette de la poche de son jean.

Tiphaine, toujours assise, avait l’air d’attendre quelque chose.

« - Vous avez droit à la pause aussi, Tiphaine. »

La jeune fille eut un petit sourire, mais ne bougea pas, tapotant sur son smartphone.

Le lapin était légèrement dissocié du personnage, particularité étrange pour une figurine censée être moulée d’une seule pièce, sans élément rapporté.

J’apercevais de petites aspérités au bord de la fissure. Ce n’était pas la barbotine gallo-romaine habituelle... Les particules étaient souples, ne s’effritaient pas, c’était de la colle…

Quelqu’un s’était amusé à déguiser une figurine ancienne ! Indigné, mais fataliste, je détachai soigneusement le lapin du corps de l’effigie. Le buste portait bien des traces de colle séchée…

   « - Monsieur ? ... »

Tiphaine s’était levée et fixait attentivement la figurine.

« - Oui ? Vous avez quelque chose à me dire ?  Ou à m’avouer ? 

- En fait…il y a une inscription là-dessous…vous avez vu ? »

Je scrutai l’emplacement sur le buste, elle avait raison, on discernait comme de petites entailles dans l’argile. Je pris une loupe. C’était des chiffres romains, presque effacés, légèrement abîmés.

J’inclinai légèrement la statuette.  Je lisais un ‘I’, sans doute un ‘V’ un peu plus loin, deux ‘M’et apparemment un ‘X’ ou deux…difficile à dire.

« - Ce ne serait pas une inscription comme celle-là, Monsieur ? »

Tiphaine me tendait l’écran de son smartphone :                          I-IV-MMXXI

Les caractères correspondaient aux traces presque effacées. Je fixai l’écran plusieurs secondes et quand je compris, je fus partagé entre sourire et colère.

« - Pas mal joué comme poisson d’Avril…tout le monde était dans le coup du 1-4-2021, je suppose ? »

Les rires dans le couloir m’apportèrent la réponse.

J’avais complètement fait l’impasse sur la date du jour ce matin. Mais ma colère flambait d’un combustible plus sérieux :

« - Passe encore que vous ayez envie de sacrifier à la tradition potache, mais ce qui est inacceptable, c’est que vous ayez utilisé un objet de recherche, une découverte archéologique dont nous sommes responsables, et que vous l’ayez endommagée ! 

- Excusez-moi, Monsieur, nous ne nous serions jamais permis une telle chose ».

 Julien, de retour dans la pièce, parlait d’une voix calme, sûr de lui.

« - Puis-je vous suggérer d’examiner le socle de la figurine, s’il vous plaît ? »

Je pris la statuette mutilée, le visage n’avait rien perdu de sa sérénité. Les côtés arrondis du socle étaient vierges de toute inscription.

Ce ne fut qu’en la retournant que je vis s’envoler mes angoisses sous la formule magique :

« Made In China »

    

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