Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

GABAUD Noël

Texte : Gabaud Noël

 

La mère de la tribu Hélios.

 

Venus protectrice photo dominique boutonnet

 

 

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Assis dans des fauteuils du salon, Emile Laroche, ancien localier au Progrès, la soixantaine et les tempes grisonnantes, tenait entre ses mains une étrange statuette que lui avait présentée Charles Delonguet, un ancien prof de français et d’histoire à Théodore de Banville, dit « Fouquier-Tinville », qui avait dépassé les 72 piges et coulait un regard à son compagnon, cinq ans plus jeune.

Laroche se perdait dans la contemplation, dans les moindres détails, de la figurine, en parfait état. Au jugé, elle mesurait environ 12 cm de large et 20 de haut. La statuette représentait une femme d’âge mûr, nue entourée de jouvencelles et de fillettes qui l’étaient également. Elles étaient six à côté de cette femme qui avait posé pour un artiste consciencieux et inconnu. Elle ressemblait à une daronne enveloppant sa marmaille, la protégeant peut-être, d’un manteau ou d’une longue pièce d’étoffe en laine, une sorte de peplos, qu’elle semblait maintenir énergiquement aux coudes. Avec sa curieuse coiffure, cette mère protectrice avait des allures de Mme Mado songea l’ex journaliste qui gardait des souvenirs, fragments de scènes de films, scellés dans sa mémoire.

- Où, as-tu dégoté ça, demanda Laroche en continuant de zieuter la matrone à la poitrine menue qui avait sans doute posé sans crainte. Il se doutait qu’elle avait eu plusieurs grossesses. A cette évocation, Laroche pensa à ces femmes, pendant toutes leurs tristes vies, confinées, réduites au silence, mises sous le joug des mâles et recluses à la cuisine ou dans la buanderie où elles s’échinaient à laver le linge de sa tribu et à vieillir trop rapidement.

- Chez un fourgue ou un faussaire… c’est d’une parfaite imitation… la cruelle mutilation du temps…

- Qu’est-ce t’en baragouines d’inepties mon pauvre Emile. Ça corrobore ce que j’pense, inculte… ignare, répliquait Delonguet.

 - Vraiment, Fouquier-Tinville ?

- Emile ! s’offusqua le vieux prof. J’déteste ce sobriquet qu’on m’donne depuis que j’enseigne. Jacques Lemoine, l’ministre, très bon en philo, médiocre en histoire, un imbécile en politique et Antoine Sylvestre cancre et écrivain, qui continuent à m’appeler ainsi. J’n’l’supporte pas… Ils se vengeaient parce que leurs notes étaient des additions d’billevesées. Rares méritaient d’avoir au-dessus de la moyenne. D’ailleurs, j’ai fait la moyenne de toutes ces années. 5,92. Un record !

 - Ne t’fâche pas.

- Je ne me fâche pas. J’ai enseigné, corrigé des putains de copies. Jamais fait le compte… je les ai notées et j’ai sanctionné. »

Charles Delonguet se calmait enfin.

- Donc, une véritable…

- Tout juste. Une authentique. Pas l’ombre d’un doute, dit-il en se penchant vers son ami et le pointant du doigt. On a fait des analyses à Lyon et à Paris. Cela a fait un max d’biffetons à banquer. J’n’rentre pas dans les détails. Toujours est-il que l’kaolin a été daté de la fin du 1er siècle.

- Fichtre ! Et t’as découvert ça où ?

- Non loin de la voie romaine. Pas très loin des Thermes.

 - Précises.

- Exactement au Bois Fourchu. Les archéologues ont mis au jour des restes d’un four et de deux autres maisons. Le four semblait être assez grand. Un four industriel. Et dans l’une des caves de ce qu’il reste de l’une des maisons une niche où ils ont trouvé trois de ces statuettes quasiment intactes Sur chacune les visages sont rongés par le temps, ne sont jamais les mêmes. C’est comme si, sur chaque Satan avait effacé l’âme de certains modèles.

Emile eut un haut-le-cœur.

- Tu en es sûr.

- C’est de cette façon que j’ai ressenti les choses en les examinant pour la première fois.

L’ancien journaliste hocha la tête.

- Je comprends.

- Entre le 1er et le 3e siècle on en fabriquait industriellement.

- On en a découvert également du côté d’Saintes.

- En effet. Mais pas ce genre d’Madone entourée de fillettes et de jouvencelles. Plutôt des Venus anadyomène.

Emile souleva un sourcil.

- Une Venus sortant de l’eau, corrigea-t-il aussitôt.

- J’avais compris, s’offensait Emile Laroche.

Le vieux professeur esquissa un sourire.

- A ton avis que peut-elle représenter ? questionna Emile.

- Qui ?

- La femme et toutes ces…

- Oh, à vrai dire je ne sais pas trop. La volupté. Le bonheur d’avoir des enfants, d’être une femme saine et épanouie, et, de n’avoir pas honte de son corps, surtout lorsqu’on n’est pas un canon de beauté.

 - L’eugénisme avant l’heure.

- J’n’irai pas jusque-là. Non simplement la faculté de vivre comme on l’souhaite.

- Ah…

- Je n’t’ai pas tout dit. On a également trouvé la matrice… un moule parfaitement conservé pour cette statuette et un pour la femme, la mère je suppose, et, les deux jeunes filles. 

- Non ! Morbleu !

 

Fin mars 101. Le deuxième siècle vivait sa première année. Ameletta Fille du Grand Buens, avait 40 ans. Six mois auparavant elle avait encore donné naissance à une fille  Licinia. Elle en était fière. Les autres de son âge du village, qui surplombait un méandre du fleuve, étaient taries depuis longtemps. Un arbre sec qui se meurt et que l’on songe à abattre. Chaussée de sandales, nue, s’admirant dans un miroir, la femme fixait ses cheveux en une forme étrange à ses yeux, en piquant çà et là des épingles d’argent. Mais c’était la seule façon de les préserver, de les cacher aux envieux. Ils étaient longs et indomptables parfois. Elle avait toujours refusé de les couper. L’architecture de la coiffure l’enlaidissait. Qu’importe. Enfin, elle se leva de son siège et agrafa le peplos que l’on lui avait offert. Puis, Ameletta quitta la pièce, une sorte d’alcôve, qui donnait sur un jardin et qu’on atteignait par une étroite baie. Elle referma la porte de son logis et s’engagea sur le chemin pierreux qui menait jusqu’aux premières maisons d’artistes et un atelier. Au milieu de la matinée, un serviteur taiseux et âgé lui avait apporté un message d’August d’Asti, un sculpteur qui dès la fin de l’hiver venait séjourner dans le village jusqu’au début du suivant.

- Où est le maître, demanda la femme depuis le seuil de la villa, en coulant un regard circulaire sur le désordre.

- A l’atelier, répondit le vieux domestique.

Elle remercia d’un mouvement du buste.

- Maître August, dit-elle timidement en frappant à une croisée.

- Entre…

L’artiste et son modèle s’étreignirent longuement.

- Depuis quand tu es arrivé.

- Deux jours… je n’ai fait que me reposer. J’ai dû faire une halte à Nicaea et à Lugdunum. De plus en plus ce voyage me fatigue. Mais j’ai tellement de plaisir à travailler ici que je ne renoncerai jamais tant que mes forces et mes jambes ne me joueront de sales tours.

 - Voyons Maître. Elle lui souriait. Plus de vingt-ans qu’elle posait pour lui. Pour des sculptures en ronde-bosse, seule puis avec ses enfants au fur et à mesure des naissances qui s’étaient échelonnées régulièrement. Elle avait à peine réfléchi une nuit pour donner son accord. Il avait commencé à travailler le marbre à Rome puis à Florence. Il avait été quelques années un élève des grands sculpteurs un peu avares de leurs savoirs. C’est un prisonnier qui possédait l’argile blanche du pays qui avait incité à faire ce voyage à pied vers la terre promise. Depuis, elle posait sans crainte et ils étaient devenus amis. August d’Asti ne l’avait jamais touchée. Parfois, en pensant à lui, lorsqu’elle était triste ou atteinte de mélancolie, coulant un regard sur le jardin ou le fleuve, elle le regrettait.

- N’empêche, je me sens vieux.

- Maître !

- Et en pleine forme. A propos, j’ai vu la villa… C’est d’un désordre

- Faudra qu’un de ces jours je vienne faire le ménage. Tu es parti en laissant sens dessus dessous.

- J’ai besoin de toi comme modèle pas comme servante.

Elle voulut répliquer.

- Nous verrons Ameletta, intervint-il en souriant.

Le sculpteur posa la main sur une bourse qui trainait sur une haute table de travail et la tendit à son modèle.

- C’est pour toi.

- On n’a pas encore commencé. 

- J’ai refait mes comptes et Léo, mon serviteur m’a confirmé que j’avais oublié certaines choses. C’est aussi un secrétaire, un comptable, un factotum efficace et discret.

- Je le sais, répondit-elle en refermant la main sur le sac de pièces d’or.

- Que vas-tu en faire ?

- Acquérir des terres ou un commerce. Faut que je préserve l’avenir de mes enfants. Je ne sais pas de quoi seront faits les années futures quand je ne serai plus qu’un souvenir.

August l’embrassa et lui présenta une figurine qu’il avait achevée de polir la veille.

- Elle mesure combien, Maître...

- Un palmus et une uncia sur dix digitis.

Elle hocha la tête en détaillant chaque élément de la statuette.

 - Tu m’as encore faite avec une moche poitrine toute menue.

 - J’n’peux montrer la réalité…

- Pourtant, elle est encore ferme et jolie.

- Je ne peux pas tout montrer au peuple, à ces braves gens qui vivent de la terre ou simplement de leur travail, ni à ceux de la haute société. Les femmes ce sont leurs seins et leurs cheveux qui hantent. Les hommes, leurs attributs.

 

Ameletta Fille du Grand Buens ne quittait pas des yeux August d’Asti, la soixantaine passée, le cheveu court, des ridules aux coins des yeux rieurs et passionnés, dont l’éclat brillait une lumière. « L’âme de l’artiste », pensa la femme en se perdant dans le regard du sculpteur.

- Vanitas vanitatum tout n’est que vanité sur cette pauvre terre ma bonne amie.

August la prit par les épaules.

- Tu es libre jusqu’à quand.

- Jusqu’au souper.

- Et ton mari.

- Ça, dit-elle en faisant un vague geste du bras. Il vaque.

- J’ai oublié que je suis venu avec mon dernier fils. Il est doué et peut devenir un bon sculpteur si mes dieux ou le tien l’aident et le soutiennent.

- Ho, les dieux… un attrape-sentiment. Et de la bienséance. Je me méfie surtout ceux qui en parlent et qui en font leur gagne-pain.

 - Tu as raison. Au fait, cela ne te gêne qu’il participe aux travaux ?

- Non, j’ai aucune gêne à être nue devant un artiste.

- Il en sera un. Mieux que moi.

- Alors aucun souci Maître.

- Demain on commence une longue série… n’oublie pas de venir avec tes filles.

- C’est prévu.

August se saisit des poignets de son modèle. 

- Tu es naturelle… Ameletta… tu es la Mère d’Hélios, ton peuple… surtout la mère de la fécondité et têtue.

- Je ne sais pas ce que je suis. Je n’ai pas de honte à être nue pour toi Grand Maître même si j’aurais aimé me reconnaitre avec mes vrais seins. Cela ne m’empêchera pas de continuer pour toi et ton aide. Encore un mot. Faut pas oublier de faire le ménage de temps en temps.

- Plus tard. On commence à travailler !

- Oui, fit-elle en ôtant son peplos.

 

Emile Laroche posa la figurine sur la table basse. Charles Dulonguet s’en empara et la rangea dans une boîte à ses dimensions. Il referma délicatement le couvercle.

- Une prostituée ?

- J’ n’y crois pas.

- C’était simplement une idée.

- Une fausse. Songe aux fillettes et aux jouvencelles. La solution est plus simple. Une mère et des mioches. Une famille unie. C’est ce que j’analyse.

 

Une semaine s’était écoulée. Ameletta nageait nue dans une boucle du fleuve protégée par un rideau d’arbres. Soudain, quelqu’un surgit derrière et se saisit de sa gorge. Elle se débattit avant de perdre connaissance. L’homme la trainait le long du rivage. Un second, qui faisait le guet, accourait. Sur l’autre rive, un zig, qui jouait des châsses, fit un signe du bras à une nageuse et fila vers le village.

- Pourquoi, n’êtes-vous pas intervenu, fit August, sous le regard du chef du village.

- Je n’pouvais pas. Ma femme y nageait. Et je pêchais en surveillant les alentours. J’avais peur pour elle. Mais, j’ai reconnu l’premier homme. L’mari. L’autre un ami ou son frère. Ils se ressemblent.

 

Emile Laroche accompagnait son ami qui tenait précieusement la boîte. Il pensait à cette madone du 1er siècle en songeant à l’une de ses aïeules, Lucienne Belmont. Bonne à Paris, elle y avait croisé Eadweard Muybridge. En mai ou avril 1885, elle était partie à Londres où elle avait posé nue pour de nombreuses séances et la femme descendant un escalier. Elle avait été abattue dans l’express Le Havre-Paris, de deux coups de revolver. On n’avait jamais retrouvé l’assassin. Laroche possédait une importante collection de collodions humides sur plaques de verres. Personne ne le savait.

 

 

FIN

 

 

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