AUBERTIN Claude : La fillette et le laoin de Pâques
En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes
a classé ce texte intitulé
La fillette et le lapin de Pâques,
écrit par Claude AUBERTIN
à la 5e place.
Ce texte est la propriété exclusive de Claude Aubertin.
Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable
Texte de Claude AUBERTIN
La fillette et le lapin de Pâques.
(Puella et Lepus paschalis)
La petite Crédula, alors âgée de six ans à peine, possède une bouille toute ronde, posée sur un corps grassouillet, lui-même surmonté de cheveux ondulés attachés en natte repliée en haut de son crâne. Cette petite personne habillée des rondeurs de l’enfance, ébauche de chair tendre qui n’a pas encore été sculptée en formes voluptueuses de la femme en devenir, arrive en courant vers son père Caius, le robuste chef de famille, vétéran ayant obtenu de l’Empereur Trajan, à la fin de son service militaire de trente ans, un important domaine agricole à Isodrus. Crédula porte sur son bras replié un lapereau de quelques semaines, qui reste sagement blotti contre sa poitrine.
« - Papa, papa !
- Qu’y a-t-il donc ma chérie ?
- Cette vilaine brute, Gallus, le gros gaulois tu sais, l’esclave qui n’a plus de dents et qui me faisait peur quand j’étais petite.
- Oui, je sais qui est Gallus ma chérie, c’est vrai qu’il n’est pas beau, mais tu n’as rien à craindre, ce n’est qu’un esclave. Ce n'est pas parce qu'il est sans dent qu'il faut avoir peur de lui, bien au contraire.
- Oui, mais il tue tous les lapins papa !
- Oui, c’est normal, nous élevons des lapins pour les manger tu sais. C’est moi qui lui ai ordonné de les sacrifier, car depuis quelque temps nous avons remarqué un réchauffement climatique, dont nous ne connaissons pas la cause, qu’elle soit naturelle ou divine, et il devient pénible à nos esclaves de trouver suffisamment d’herbe pour nourrir tous ces rongeurs, d’autant plus que cette année il y a eu une forte reproduction. La surpopulation plus le réchauffement climatique nous amènent à cette solution, nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher toute cette nourriture.
- Mais papa, nous n’allons pas pouvoir manger tous ces lapins, il y en a trop ! Je ne sais même pas compter jusque-là !
- Ne t’inquiète pas ma chérie, les lapins serviront à cuisiner des terrines et des pâtés, qui seront ensuite vendus sur le marché, nous n’allons pas les manger nous-mêmes, mais les vendre. Avec l’argent de cette vente, je compte acquérir une jument, car je voudrais augmenter notre troupeau de chevaux. Cette année une forte communauté de chrétiens s'est installée à Isodrus et je sais que ces gens bizarres fêteront les Pâques prochaines en mangeant de la viande et en buvant du vin selon leurs rites particuliers. Il serait merveilleux de réussir à les persuader d'associer les Pâques et la viande de lapin. Après tout, il paraît qu’ils sont suffisamment naïfs pour croire tout ce que racontent leurs prêtres. Ces derniers parlent sans cesse de miracles, nous pourrions peut-être leur vendre des œufs miraculeux de lapin, nous aurions alors l’exclusivité de cette marchandise, et pour cause, et par conséquence la maîtrise du prix de vente.
- Mais papa, ça n’existe pas les œufs de lapin !
- C’est pour cela qu’ils seraient chers ! Mais tu as raison ma chérie, il est plus simple de promouvoir la viande de lapin. Si nous arrivons à instaurer une sorte de tradition du lapin de Pâques, notre fortune sera faite ! Tu pourrais même avoir un âne pour te promener un de ces jours, ça ne te plairait pas ?
- Mais pour quoi faire ? Les lapins c’est mieux, c’est gentil et doux les lapins, regarde comme il a le poil fin et c’est un plaisir de le caresser, il est sage et ne mord pas, tu peux le caresser tu sais !
- Oui, je sais comme le poil des lapins est doux. D’ailleurs, je comptais faire fabriquer une cape en peau de lapin à ta grande sœur Flavinia, mais il en restera sûrement assez pour que tu puisses avoir des gants, ou un bonnet, qu’en penses-tu ?
- Oh oui papa ! Je préférerais un bonnet, parce que je ne mets pas souvent des gants, il ne fait assez froid que l’hiver, alors que Flavinia me force à mettre un bonnet dès qu’il pleut ou que le gros Aeolus souffle.
- Ne parle pas comme ça des dieux Crédula, un jour l’un d’entre eux pourrait t’entendre et te punir.
- Mais non, Flavinia m’a dit que les dieux ne punissent pas les petites filles, surtout quand elles sont gentilles.
- Alors en attendant, tu es d’accord pour un bonnet ?
- Oui papa, mais je voudrais garder celui-là avec moi, s’il te plaît.
- Il serait malheureux tout seul tu sais, il vaut mieux qu’il meure avec le reste de sa famille, tu ne voudrais pas les séparer. Imagine que nous soyons séparés, tu serais malheureuse n’est-ce pas ?
- Mais il serait avec moi et je le consolerais, je lui chanterais des chansons.
- Je ne doute pas qu’il serait très bien, au creux de ton bras pour écouter des chansons toute la journée. Mais il finira par vieillir et alors il sera moins joli, son poil sera moins doux, son caractère s’aigrira et tu ne l’aimeras plus.
- Ah bon ? Tu crois qu’avec le temps il va changer et que je ne l’aimerai plus. Mais alors, papa, si moi je vieillis et que ma peau est moins douce et mes cheveux moins jolis, tu ne m’aimeras plus non plus ?
- Mais bien sûr que non ma chérie, je t’aimerai toujours, car je garderai toujours dans ma tête le souvenir de ma petite princesse, telle que tu es aujourd’hui.
- Et alors je fais quoi avec mon lapin papa ?
- Si tu veux, on peut demander à Gallus de te le faire cuire en civet spécialement pour toi, jeune comme il est, sa viande doit être bien tendre.
- Oh oui, merci papa, comme cela il restera toujours en moi quand je l’aurai mangé ! Mais je pourrai quand même avoir mon bonnet ?
- Bien sûr ma chérie, cours le porter à Gallus avec mes instructions ! »
La petite Crédula trottine alors en direction des cuisines, devant lesquelles Gallus opère, elle serre son prochain dîner tendrement contre elle et Caius la regarde s’éloigner avec tout l’amour du monde qui déborde de son âme, lui faisant monter les larmes aux yeux et l'étouffant à moitié dans un excès d’affection envers ce petit bout, sa dernière-née dont la naissance a tué sa femme bien-aimée.
Le vétéran réfléchit un peu, puis il est pris d’une impulsion soudaine et il part vers le village visiter son ami Figulus le potier. Cet artisan, bien qu’ivrogne, est un fameux artiste, dont les statuettes de terre blanche sont connues dans toute la Gaule et au-delà, il n’a pas la finesse des grecs ou l’imagination des crétois, mais il arrive à faire passer dans ses réalisations les sentiments qui les ont inspirées.
Caius discute un peu avec Figulus, autour d’un gobelet de ce vin que des phéniciens sont venus produire un peu plus au sud. Ces étrangers sont venus à la demande du maître d’un domaine situé le long de la Sioule, c’était pendant le règne de l’empereur Nerva. Ce vétéran avait découvert le vin pendant ses voyages militaires et voulait en produire sur ses terres, il avait donc fait venir des spécialistes phéniciens à grands frais. Ils ont planté de la vigne et en quelques années ont bien développé leur production de vin, si bien que de nombreux domaines les ont imités et que cette production a pris une ampleur inattendue.
Caius explique à son ami le potier à quel point il aime Crédula, bien plus que ses premiers enfants, peut-être parce que c’est la dernière des quatre, peut-être parce qu’un peu de l’âme de sa défunte épouse est passée dans le bébé au moment du fatal accouchement. Il ressent parfois la présence de Claudia à travers la gamine, elles ont des attitudes en commun, des mimiques identiques, et même des expressions orales semblables, alors que la pauvre petite n’a jamais connu sa mère. Quand il pense à sa fille, Caius sent un tendre sentiment paternel pour elle gonfler sous sa peau, qui enfle démesurément au risque de le faire exploser. Ce surplus d’amour est presque douloureux dans son excès, car il se sent comme une vessie de porc trop gonflée et laisse échapper en un soupir tout cet amour qu’il ne peut contenir.
Il est heureux de la voir grandir, mais en même temps il sait qu’elle change et que chaque seconde lui fait perdre sa petite fille, sa princesse innocente qui va évoluer en une adolescente au caractère impossible, aux caprices imprévisibles et à l'indolence insupportable, puis en une jeune fille absente dont les rêveries ne s’adresseront qu’aux pâtres aux cheveux bouclés et aux jeunes soldats à la peau bronzée. Plus tard encore, la femme qu’elle deviendra n’aura d’yeux que pour son mari, puis pour ses enfants et le vieillard décrépit qui aura été son papa n’attirera à nouveau son attention qu’au moment du départ pour son dernier voyage, si tant est qu’elle demeure encore à proximité et n’ait pas choisi un conjoint qui l’aura emmené à l’autre bout de l’Empire, ailleurs, si loin que son père ne la reverra jamais avant de clore définitivement ses yeux fatigués, secs d’avoir épuisé toutes ses larmes.
Le voyage qu’il fait dans le temps est un aller simple, Caius le sait et regarder en arrière ne fait qu’aiguiser les crocs des regrets, ces cerbères de l’âme. Mais il voudrait quand même, pour conserver intacte cette image de sa princesse et de son familier, faire exécuter une statuette de Crédula et de son lapin. Il sait que son ami Figulus est assez doué pour faire passer l’essence de la petite dans sa réalisation et il aura ainsi pour ses vieux jours, quand sa mémoire de vieillard fatigué aura cessé de fonctionner sans accroc, un rappel visuel et solide de ce qu’il a le plus aimé au monde, une image en trois dimensions de sa petite fille chérie. Cette vision fera remonter du passé tout l’amour qu’il lui voue aujourd’hui et dans ses derniers instants, alors que les griffes de la mort enserreront son cœur d’une étreinte implacable, il savourera cette félicité retrouvée, cette joie ineffable d’aimer sans retenue un être innocent, sans calcul, sans hypocrisie, sans limite, sans aucun mal.
Il retrouvera alors cette sérénité heureuse de celui qui savoure le bien, qui effacera toute crainte de la mort et de son avenir hypothétique, ayant en lui ce bonheur impérissable qui touche au divin.
Figulus, qui est d’habitude plus loquace, reste sans voix et accepte le défi de son ami d’un hochement de la tête. Les deux compères noieront leur gêne par de copieuses libations, Caius jurant alors de ne jamais se séparer du portrait moulé de sa fille Crédula, la fillette au lapin de Pâques.
Comme il aurait été surpris d’apprendre que sa statuette, qu’il a serrée contre lui à son dernier souffle, allait traverser vingt siècles pour insuffler encore un peu de tendresse aux papas des petites Crédula de notre temps !
Date de dernière mise à jour : 22/12/2021
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