Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Orvarine

Ce texte signé Orvarine a obtenu

la 10e place ex-aequo

du Concours de Nouvelles 2019

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

Mg 8951

Photo : Dominique Boutonnet

 

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de  Orvarine

 

 

Je suis bien

 

"Les dauphins, parcourant souvent en groupe jusqu'à plusieurs centaines de kilomètres pour rechercher leur nourriture, ont conquis les mers et les océans. Remarquables par leurs facultés psychiques, aimés de tous, ils font partie aujourd'hui de l'univers familier des marins et de l'Homme en général........"

-- Monsieur Guermal ? Je suis désolée, c'est l'heure du repas, je dois vous emmener...

Le vieux fixait l'écran de la télévision, le regard vague. Impossible de savoir si le sujet du documentaire animalier l'intéressait ou s'il tuait le temps en s'abreuvant d'images agréables qui montraient un groupe de cétacés marins plongeant dans le bleu de l'océan. Le générique de fin commençait à défiler lorsque l'auxiliaire de vie éteignit l'appareil.

-- Allez, faut pas traîner, vous allez être en retard pour la soupe !

Ses yeux n'avaient pas dévié de leur trajectoire. C'est la rotation en quart de tour du fauteuil vers la sortie de la chambre qui détourna son attention et lui fit pousser par la même occasion une plainte rauque de contestation suivie de ces mots habituels :

-  Pas faim...

Blasée et rouge d'effort, Cindy poursuivit la poussée du véhicule :

-- C'est parti Monsieur Guermal ! Attention à vos pieds, je récupère votre serviette en passant !

 

Lundi 8 avril.

Je marche. Quel bonheur, ce moment volé à mon quotidien tellement fade et obligé ! Je marche seul et cette solitude m'apaise. C'est mon premier jour. Ralentir enfin. Ignorer les heures qui passent. N'accepter que le rythme de mes pas sur les chemins herbeux et le changement de lumière lorsque le jour décline. Je suis bien. Je respire les parfums de terre et de mousse. Je redécouvre la quiétude et le silence au milieu du bois. La verticalité des troncs m'étourdit et m'émeut. Les arbres me protègent.

 

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent pour laisser sortir la femme en blanc et le vieux assis en biais dans son véhicule de métal et de skaï rembourré. Ils rejoignirent d'autres fauteuils soutenant des corps tout aussi penchés ou recroquevillés aux odeurs d'eau de Cologne et d'urine séchée mélangées. S'y ajoutait un parfum de viande en sauce qui succéderait au potage habituel. Il y avait un embouteillage à l'entrée du réfectoire car certains pensionnaires, munis de cannes ou de déambulateurs, se déplaçaient lentement et ralentissaient le rythme dans l'allée. Des employées abandonnèrent leur chariot pour s'occuper des perturbateurs mécontents d'être pris pour des gêneurs. Pélagie faisait partie de ceux-là. Elle s'écria:

 -- Eh ! Eh ! Minute papillons ! Peux pas aller plus vite que la musique !

Et elle se mit à siffler un air qui pouvait ressembler à celui de la "Carmen" fière et insolente, stoppant son avancée en plein milieu, exprès ! Le vieux étira sa bouche édentée. Il avait reconnu cette voix, celle de sa pensionnaire préférée, celle qui le faisait s'agiter sur son fauteuil, celle à qui parfois il prenait la main lorsqu'elle venait lui faire la causette. Il ajouta, ricanant :

-- Faut qu'ça bouge ! Faut qu'ça file !

Puis le flux reprit. Alors il afficha de nouveau son air morne et penché.

                                                                                                                             

Mardi 9 avril.

Deuxième jour de marche. Je quitte Mireille et Monique qui m'ont accueilli pour la nuit. Je laisse derrière moi quelques deux fois 80 années de vie partiellement racontées autour d'une table bien garnie, plein d'admiration pour ces deux âmes encore solides et bienveillantes qui me donneraient presque l' envie de vieillir. Je suis heureux de repartir, de fouler les herbes folles et humides sur les chemins de terre. Mon trajet prévu d'une bonne vingtaine de kilomètres m'oriente vers l'ouest et le soleil matinal me réchauffe la nuque. Malgré la charge de mon sac à dos qui pèse sur mes épaules et les quelques courbatures ressenties dans les mollets, je suis bien. J'avance parmi les couleurs tendres du printemps. Je me saoule de lumière et d'odeur de colza. Dans les bois, le feuillage encore léger permet à la clarté de se répandre aisément. Je m'arrête pour écouter les passereaux amoureux, ou bien le filet d'eau qui s'échappera bientôt tout comme ce martin pêcheur surpris, comme moi, de notre rencontre fortuite. J'avance, je ressens et j'oublie. J'oublie la présence de Rose qui me hante. J'oublie plutôt son absence, que je ne parviens pas à considérer comme définitive. Je me remplis pour combler ce manque. Rose est partie, alors moi aussi. Et je lui parle et  lui explique dans ma cadence de forcené combien je l'ai aimée. 

 

La salle à manger s'était remplie de ses convives. A chaque table, quatre résidents se faisaient face, silencieux. Ils ne se regardaient pas vraiment. Les regards se perdaient pour s'arrêter sur un détail de la pièce qu'eux seuls étaient à même de savoir pourquoi il avait suscité leur intérêt. Y en avait-il vraiment un d'ailleurs ? Ils attendaient sagement, résignés ou rêveurs. Un chariot déplaçant un énorme récipient fumant s'approcha de la table du vieux :

-- Attention Monsieur Guermal, c'est chaud ! Je replace votre fauteuil, il est un peu loin de la table !

Puis Cindy lui accrocha le coin de la serviette dans le creux du col, avant de lui faire avaler les trois cachets obligatoires. Le vieux esquissa un geste d'agacement en éructant :

-- Qui ne connait pas mon nom ici ! Foutez-moi la paix !

Sa réaction entraîna aussitôt des rictus et des grognements de colère. Pas de paroles échangées, chacun y allait de son commentaire individuel, incompréhensible et incontrôlé.

-- De toute façon, quand vous parlez, c'est morne plaine !

Guermal avait dit le dernier mot et, plus ou moins habilement, chacun attrapa sa cuillère pour commencer à souper. Le vieux boudait. L'auxiliaire, agacée, l'incita à manger. Il attrapa le bol et, le buste penché vers l'avant, le porta maladroitement à la bouche qui aspira bruyamment le liquide chaud. La serviette tenait bien son rôle et récupérait le mélange verdâtre qui se répandait sur le menton.

-- Oh la la ! Vous nous faites quoi là Monsieur Guermal ? ! Allez, posez donc ce bol, vous aurez bientôt la suite !

Une cantinière débarrassa une partie de la vaisselle et des couverts. Les pensionnaires attendaient. Guermal, lui, empoigna maladroitement le bord de la table de ses doigts noueux et sales et fit bouger son fauteuil d'avant en arrière, de plus en plus fort, de plus en plus vite, puis, recrachant quelques restes de légumes, il lâcha :

-- Ça me démange ! On reste sur place ! On fait rien !

 

Mercredi 10 avril

Je viens de m'arrêter et j'ai sorti le pique-nique de mon sac. J'ai faim ! Tout à l'heure, après m'avoir fourni le sandwich emballé, quelques fruits secs et ma réserve d'eau, mon hôte m'a regardé reprendre les chemins avec un léger sourire ironique. Les dizaines de kilomètres journaliers commencent à avoir raison de mes jambes, de mon dos aussi. Un jour, un ami m'a demandé : "Enfin Emile! Qu'est-ce qui te pousse à battre les chemins comme une obsession ? Et seul en plus? Tu n'as pas peur ?" Je suis fourbu et je me pose cette question en effet. Je cherche des limites qui n'arrivent pas et finalement, j'aime ça... Le bruit de fond d'une autoroute me rappelle qu'après ces quelques jours de congé, je serai reparti dans mon gros bahut, direction la Côte d'Azur avec un groupe de séniors du Club de l'Espoir. Une semaine à trimballer des retraités dans la chaleur et les embouteillages. Après ce sera la série des sorties scolaires avec des tas de mômes qui braillent derrière moi. Mon programme est chargé. Je vais sillonner quelques milliers de kilomètres d'autoroute, contrôler mes horaires, veiller aux repos obligatoires et attendre... Ne plus y penser. Vivre pleinement mes quelques jours de liberté et surtout, m'extraire du système.

 

La voix de Pélagie annonçait la fin du repas. Elle aussi s'impatientait et gueulait à qui voulait l'entendre comment tout le monde lui en voulait dans cette maison car on ne lui permettait pas de manger à côté de son chéri ! C'était pire que la Gestapo ! Tous des tortionnaires!  Cindy l'incita fermement à se taire et à se lever car une promenade vers la rivière située à proximité de la résidence, était prévue. Monsieur Guermal fera partie du convoi, elle pourra le rejoindre. A peine rassurée par ces explications, la vieille s'extirpa péniblement de sa chaise. D'autres pensionnaires l'imitèrent et le flux lent, tordu et malodorant se réinstalla dans le couloir. Les plus fragiles rejoignaient leurs chambres. Trois employées canalisèrent un groupe de résidents pour la balade. Cindy était tendue. Quelques vieux, dont celui dont elle avait la charge, étaient particulièrement excités. Cette sortie s'annonçait sportive.

 

Jeudi 11 avril

Dernier jour de marche. J'approche du but. L'air s'est rempli de cette odeur d'humidité iodée qui change de l'odeur amandée des pesticides qui s'élevait ce matin des champs de blés. Je suis partagé entre le bonheur de goûter au repos de mon corps rompu et la tristesse de stopper mon avancée, d'arrêter cette fuite volontaire et malgré tout épuisante, de revenir au point de départ. Ce matin, j'ai encore constaté, devant le miroir, les déformations que le temps imprime sur mon corps. En plus, les trois jours de marche ont creusé sous mes yeux des cernes rougies par le soleil et mis à mal quelques muscles de mon dos qui réclame un peu de repos. Moi, Emile, pourrai-je encore m'échapper de cette façon dans quelques années? ...

 

Le groupe s'engagea sur le chemin calcaire menant au cours d'eau le long duquel trônaient de petits pontons pour amateurs de pêche. Cindy et ses collègues peinaient et s'essoufflaient à pousser les fauteuils tout en surveillant la progression maladroite des vieux à déambulateurs. Pélagie traînait derrière et se mit à protester car le fauteuil qu'elle voulait rejoindre allait bien trop vite pour elle ! Sûr que cette maudite femme le faisait exprès ! Pour garder son Môssieur Guermal rien que pour elle ! Guermal, lui, se plaignait de la chaleur et tirait l'élastique de son pantalon laissant entrevoir la protection lourde et jaunie d'urine. Alors, excédée, Cindy abandonna le fauteuil face à la rivière à côté de l' n des pontons en veillant à bloquer une roue et partit rejoindre Pélagie.

 

Voilà, fin du voyage. Je contemple cette immense étendue bleu-gris. J'écoute le ressac dans la baie en contre-bas. Un jour, j'avais lu dans la presse locale qu'un dauphin solitaire s'en était approché, avait attiré des curieux  puis il avait disparu soudainement...Je me pose, je respire à plein poumon, je suis bien...

                                                                                                                                

Seul et impatient, le vieux trouva la force de tirer sur la manette de frein. Ses mains tordues attrapèrent les mains courantes des deux roues du fauteuil. Il réussit à l'avancer jusqu'à la petite plateforme puis il s'élança...

 

" C'est drôle, au début je ressentais la fraîcheur de l 'eau qui me piquait. Maintenant je ne sens plus mon corps. Je me laisse entraîner au gré du courant comme sur le dos d'un dauphin. Je remonte à la surface puis je redescends. Il m'emporte et m'étourdit. J'avance et je laisse derrière moi Rose, Pélagie, ma vie et le reste.

Moi, Emile Guermal, enfin, je suis bien."

 

FIN

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