Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

Beaufreton Jean-Patrick

Ce texte écrit par Jean-Patrick Beaufreton a obtenu

la 8e place

au Concours de Nouvelles 2020

organisé à Avermes (03000) conjointement par

La Passerelle (médiathèque d'Avermes)

et

L'Atelier Patrimoine de l'Avca.

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Photo : Robert Lecourt

Affiche : Magali Soule

Ce texte est la propriété de son auteur.

Aucune utilisation ne peut être envisagée

sans avoir obtenu au préalable son accord.

Un texte de Jean-Patrick Beaufreton

 

 

Mieux vaut marcher...

 

La visite du musée ennuie les enfants, la maîtresse finit, elle aussi, par regretter de les avoir amenés ici. Personne n’ose le dire, chacun le pense à sa manière : le jeune guide a tout l’air d’un vieux poncif, imbus de ses études ; il connaît l’histoire de la ville et de la région sur le bout des ongles, mais ne sait pas la transmettre, ni accrocher ses auditeurs, surtout les jeunes. Depuis plus d’une demi-heure, il fatigue les enfants en leur parlant de dieux romains qu’ils ignorent, de poterie sans montrer un pot entier, de Gaulois sans casque pointu. Tout leur paraît abstrait. Même madame Avril a détourné ses oreilles et pense à tout autre chose : comment pourra-t-elle intéresser les enfants au passé local quand ils seront revenus à l’école ?

Gabriel n’écoute plus depuis longtemps. Le garçon est familier de la distraction, un abonné de la tête en l’air, un spécialiste de l’esprit ailleurs, ce jour-là plus que jamais. Ce n’est pas un mauvais élève, juste un rêveur, un imaginatif. Il regarde à droite, à gauche, le nez collé aux vitrines, s’illusionne devant un objet, un os, un outil. Quand tout à coup :

— Oh, c’est quoi, ça : le bonhomme avec le cheval ?

Aussitôt la classe se précipite autour de lui, les monologues du guide s’envolent, les conversations s’animent. Chacun y va de son hypothèse, de sa certitude. Pour l’un, les deux personnages représentent un chef qui commande ses troupes ; pour l’autre, un piéton montre à un cavalier égaré la voie à suivre. L’ennui laisse la place aux chamailleries. Madame Avril retrouve son rôle d’arbitre :

— On va demander au guide, il va nous expliquer !

L’étudiant vacataire n’a d’autre solution que suivre le mouvement général. Près de la vitrine où Gabriel a fait sa découverte, il scrute les deux étranges figurines :

— Oh ! lâche-t-il avec un air de truisme dégoûté. On ne sait pas exactement… des statuettes comme celles-là, on en a découvert des cargaisons… à quoi servaient-elles ? on n’a aucune certitude !

Les élèves écoutent à peine, mais madame Avril ne se contente pas d’une telle mise à l’écart :

— Vous pouvez être plus clair… pour les enfants ! Ces deux figurines-là en particulier, que pouvaient-elles représenter ?

Piqué au vif, le guide a l’impression d’être cloué à la place du cancre dans la classe. Il ne s’en doute pas, mais quand la maîtresse prend à partie un élève qui fait le fanfaron au lieu de répondre à ses questions, elle ne le lâche pas de sitôt. Par prudence, il fait semblant d’observer les statuettes et réfléchit quelques instants :

— L’hypothèse la plus probable évoque la mise en scène d’un ancien proverbe : Mieux vaut marcher que chevaucher. Aujourd’hui, on dirait plutôt : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, ou alors : on n’est jamais trop prudent.

La réponse ressemble à une leçon apprise par cœur sans être comprise, du « copier-cracher » comme dit la maîtresse dans ses moments de moquerie. Dans ces cas-là, elle exige des précisions et somme le mauvais élève par une flopée de questions subsidiaires :

— Et en quelles circonstances utilisait-on ce proverbe ? Pourquoi cette mise en scène ? On voit bien le marcheur et le cavalier, mais que faisaient-ils ensemble ?

Tous les regards sont suspendus aux lèvres de l’interrogé ; la classe a retrouvé le silence habituel quand un des siens est soumis à une interrogation surprise.

— Pour bien comprendre, il faut que je vous expose l’origine du proverbe. Pour cela, on va s’installer sur les coussins de la salle d’activités…

— Naguère, commence l’étudiant transformé en conteur, les gens du secteur pensaient qu’un esprit malicieux avait le pouvoir de changer de forme à volonté : ils disaient que c’était un gobelin. Une sorte de lutin, de farfadet, de korrigan, le nom change selon les régions. Le gobelin de chez nous fait des farces à ceux qui se croient plus futés que lui, ou règle leur compte à ceux qu’il juge méchants, comme un garçon qui plaisanterait avec ses copains ou se vengerait de ses ennemis. Souvent, il prend l’apparence d’un cheval – à l’époque, c’était le moyen le plus courant de se déplacer – et il se présente de dos, montrant aux téméraires qui osent le monter que lui est prêt à les emporter. Ils partent alors dans une course incroyable. Et quand je dis incroyable, vous allez en juger par vous-mêmes.

Par exemple, quand quelqu’un monte sur son dos, il secoue ses reins d’un coup sec et hop, il jette le volontaire à rebours sur la selle ; autrement dit, le cavalier se retrouve avec la queue du cheval dans les mains, au lieu des rênes pour le conduire. D’autres fois, le gobelin envoie son passager sur un rocher et l’abandonne là, à califourchon sur la pierre ! Beaucoup d’histoires nous rapportent que des courageux se sont réveillés de leur promenade à cheval sur un simple bâton de bois, comme une sorcière sur son balai.

Les enfants sont tout ouïe, plus rien ne compte que l’histoire intrigante. Ils ne voient pas encore le rapport avec les deux figurines et attendent en silence :

— Quand le gobelin veut donner une grosse punition, la cavalcade se termine au milieu d’un bourbier profond, le derrière dans la boue… quand ce n’est pas dans le fumier !

L’indifférence est effacée par la curiosité, la classe écoute avec plaisir et la maîtresse aussi.

— Mais le plus étonnant est arrivé à Maximin, tout juste après son installation dans le pays. Le jeune garçon ignore les coutumes locales et méconnaît les pouvoirs du gobelin. Embauché comme valet de ferme par maître Ernest, au début de l’année, il entend vanter les farces et les moqueries du génie, et du haut de ses quinze ans, il affirme :

— Je voudrais bien apercevoir votre gobelin, maître Ernest. C’est pas à moi qu’il fera des frayeurs : je le regarderai changer de forme et puisqu’il aime se déguiser en cheval, je lui ferai soigner les vôtres.

Le conteur s’arrête, il fixe les regards et dresse le doigt en signe de mise en garde :

— Mais attention, les enfants ! quand vous parlez, ne croyez pas que personne ne vous entend… le gobelin a des oreilles partout, comme tous les diables de la terre. Heureusement, notre génie à nous se révèle souvent taquin ; mais si vous vous prétendez meilleur que lui, vous courez le risque de le vexer, comme Maximin a fait sans le vouloir.

Le silence règne dans la salle, les yeux écarquillés, les fesses calées dans les coussins, une mouche ose à peine voler.

— Notre gobelin, comme il est malin, attend tranquillement que Maximin soit moins sur ses gardes. Oh ! ce n’est pas bien difficile : le dimanche, les ouvriers de maître Ernest retrouvent leurs collègues des fermes voisines au café du village. Et là, pinte après pinte, aujourd’hui on dirait : verre après verre, les lascars vident quantité de bouteilles de vin, ils embêtent un peu les filles qui se laissent conter fleurette ; de nos jours, vous diriez qu’elles flirtent ! Maximin est jeune, je vous ai prévenus, il a tout juste quinze ans et à cet âge-là, l’alcool agit plus vite et plus fort. Un verre, deux verres et voilà Maximin qui se prend pour le roi du monde, le dieu des dieux, plus rien ne lui résiste. En rentrant avec ses compagnons, il chante, il crie, il titube. Dans un virage, il manque de glisser dans le fossé. Il se relève et revient avec peine sur le chemin. Quand tout à coup il aperçoit devant lui, comme vous devant moi, un gentil petit cheval tout blanc ; non seulement il est joli, mais en plus il est tout équipé : une selle pour mettre les fesses dessus, des étriers pour y glisser les pieds et une bride pour le guider là où on veut. Pour Maximin, c’est la bonne aubaine ; il pourra rentrer chez maître Ernest sans faire d’efforts et se coucher plus tôt que les copains. Ce qui l’arrange bien, parce qu’il a mal à la tête avec tout ce qu’il a bu.

Gabriel et ses camarades imaginent la scène : le valet de ferme saoul veut s’asseoir sur le gobelin. Mais si eux savent qu’il s’agit du génie farceur, Maximin l’ignore encore, son ivresse le rend sourd à toute réflexion et même à toute parole ; un élève du premier rang a beau annoncer la vérité scélérate, il ne l’entend pas et s’accroche au flanc de l’animal, essayant à trois reprises de s’installer sur la selle. Enfin il y parvient. Le voilà assis plus ou moins droit.

— À peine le cavalier et sa monture ont-ils quitté le bord de la route que le gobelin – vous avez compris que c’est bien le gobelin qui veut donner une leçon ?

— Bah oui ! lancent en chœur les enfants assez sages pour saisir l’évidence.

— Le gobelin, donc, qui s’était montré bien calme et obéissant, se met à faire tout un tas de ruades, de cabrioles : il saute en plantant ses pattes de devant ; il se redresse en plantant ses pattes de derrière ; il invente même des figures qu’on ne voit pas dans les cirques, penche à droite ou à gauche, prêt à se rouler par terre. Maximin est ballotté dans tous les sens, il a l’envie de vomir, mais les secousses lui compriment le ventre, le renvoi lui redescend dans l’estomac…

— Ah, ah, ah, répond le même chœur dégoûté par la scène.

— Après ces mouvements de pirouette, Maximin n’est pas au bout de ses peines. Le gentil cheval se lance au grand galop, sitôt arrêté, sitôt reparti. Et il se comporte de la sorte pendant dix bonnes minutes. De quoi taper dans la tête de Maximin comme s’il était installé dans une barrique qui dévale une pente. Vous avez déjà essayé ?

— Non, non, non…

— La torture du valet de ferme est énorme ; pourtant elle n’est pas terminée. Après les cabrioles, après la course désordonnée, le gobelin réserve une dernière punition à son cavalier. Arrivé près de la ferme de maître Ernest, Maximin, malade, pâle et écœuré, n’espère qu’une chose : descendre de la monture et rentrer dans sa chambre sans demander son reste ; mais le farfadet s’amuse à courir en tournant sur lui-même, comme une toupie à vive allure. Il passe à côté du tas de foin, mais ne s’y arrête pas ; il longe la porcherie avec le fumier malodorant, mais continue son chemin. Puis il parvient près de l’abreuvoir où vont boire les vaches et leurs veaux ; le bac est plein d’eau, de l’eau bien froide, car nous sommes en plein hiver. Et là, il précipite Maximin dans le liquide glacé !

— Plouf ! s’exclame Gabriel qui n’a pas manqué une miette de l’histoire. Il l’a bien eu !

— Eh oui ! ajoute le guide, heureux d’avoir appris comment intéresser le jeune public. Aussitôt le gobelin disparaît, évaporé dans les airs, laissant simplement un rire de cheval traverser le ciel. Tout le monde l’a entendu, même Maximin qui promet, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendra plus et que dorénavant il préfère marcher que chevaucher !

Et d’un geste magistral, le conteur pointe tour à tour le piéton et le cavalier sortis de la vitrine.

Le lendemain, madame Avril demande à ses élèves ce qu’ils conservent de la visite du musée. Personne ne se souvient des Romains ou des Gaulois, pas un n’évoque les outils et les armes en morceaux ; mais aucun n’oublie l’histoire de Maximin et du gobelin. Ils affirment que les deux héros sont présents dans une vitrine ; ils ont tous vu Maximin marcher sur le bord du chemin et l’esprit farceur sous les traits d’un cheval.

— Gabriel, toi qui les as découverts le premier, peux-tu nous dire ce qui est arrivé à Maximin ?

Le garçon sent venir l’interrogation surprise. Il sait que la maîtresse apprécie les réponses courtes, mais pas les « copier-cracher ». Alors il veille à résumer l’histoire d’une manière succincte et précise :

— Bah, lâche-t-il comme une évidence première, c’est un imbécile qui se fait avoir !

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