Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

WALAS Catherine : Le trésor

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a classé ce texte intitulé

Le Trésor,

écrit par Catherine WALAS

à la 6e place.

 

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive de Catherine Walas.

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

 

 

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Texte de Catherine WALAS

Le trésor

Il a neigé. L'événement a métamorphosé la cité bleue de la petite ville sidérurgique. Un matelas blanc recouvre les chaussées et les trottoirs gris bordant les barres d'immeubles qui se succèdent pour former un long crénelage régulier. Chaque créneau est une place bétonnée parsemée d'îlots rectangulaires d'arbres ou d'aires de jeux. Mais à présent, on ne distingue même plus le béton des zones de pelouse dégarnie où se rangent, contraints et résignés, quelques platanes prisonniers. Ils jettent leurs branches en l'air comme pour acclamer l'arrivée de cette couverture qui va pour un temps camoufler la saleté et atténuer le bruit du quartier.

En ce début d'après-midi, devant l'entrée 33 de la place Chopin, d'autres bras s'agitent, emmitouflés, jouant avec la poudre miraculeuse, tirant des luges en bois d'un autre âge, des couvercles de poubelles, des sacs en plastique qui commencent déjà à se déchirer. La neige vole, s'écrase, s'amoncelle, se laisse goûter. Une partie de la bande est là : Riton, Faby, Cachou, Pierrot pour les plus jeunes, Véro, Jipé, Manu et Jojo, les ainés. Des frères, des sœurs, des copains, ou les trois à la fois. Depuis les premiers flocons, le projet traine dans les têtes. Il s'épaissit au même rythme que le manteau neigeux et va prendre vie dans une grosse heure au plus tard, si on se décide enfin à partir. Jojo, 16 ans, le plus âgé, a pris les devants. Il en a marre de toute cette agitation qui dégueulasse l'entrée de l'immeuble. Il éructe un "C'est parti mon kiki", et entraine avec lui les plus audacieux. Les trouillards hésitent mais pas question de manquer un événement comme celui-là.  Les ventres gargouillent, le froid se fait plus mordant, les luges de fortune un peu plus lourdes, mais les voilà tous en route, vers la Pente de la Mort...

« - Alors Cachou ! C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

- Non mais écoutez-la la frangine ! C'est moi qui traine l'engin pendant tout ce temps et elle s'impatiente ! Avec Manu et Jipé, elle a traversé l'autoroute par les buses qui passent dessous ! Nous, on a pris le pont. Heureusement que Jojo nous a attendus. Il est bien Jojo. Il est passé par le pont, lui aussi. Je l'ai vu cracher deux fois par-dessus la rambarde et vu l'air satisfait, il a dû atteindre un pare-brise. Il est fort Jojo ! Je suis restée à côté de lui en essayant de faire des pas aussi grands que les siens. Je n'ai pas pu tenir son rythme. Pierrot et Riton avec leurs sacs plastiques nous ont dépassés en se moquant. Ils étaient tous pressés d'arriver.

La montée est difficile et j'entends déjà les hurlements des premières descentes. Faby me suit mais elle, n 'a pas de luge à trainer. Elle me suit comme une ombre. Elle m'agace. En fait, ce qui m'agace surtout c'est ma sœur qui attend là-haut, prête à m'arracher la corde des mains pour faire sa première descente toute seule, ce sont les cris de ceux qui en profitent depuis un moment, ce sont mes pas qui ralentissent plus j'arrive au sommet de la butte. J'ai la trouille !

Et la voilà cette fameuse Pente ! Elle est raide à soulever les cœurs. Au bout de la descente, il y a les arbres de la grande forêt. Faut pas se rater, piloter son bolide de manière à passer entre deux troncs. Tu te rates et c'est l'engin qui explose ou bien ta carcasse... Quel bazar ! Il n'y a que les luges et les sacs plastiques qui vont droit, les couvercles font les toupies mais les pilotes s'arrangent pour s'arrêter avant les arbres. Les montants gênent parfois les descendants, accueillis à la boule de neige, surtout ceux qui se plantent.

Ma sœur m'invite enfin. Je tremble de froid ou de peur, je ne sais plus. Je m'installe derrière. Si on se paie un arbre, c'est elle qui prend. C'est parti ! Je raidis les muscles. Je retiens mes cris. Je me cramponne à sa taille en veillant à ne pas laisser trainer mes pieds. Ça n'en finit pas. Je fixe les troncs qui se rapprochent.  Elle écarte subitement les jambes à l'avant et s'en sert comme gouvernail. Ses pieds frôlent de temps en temps la surface de manière à faire ralentir l'engin.

Contrôle parfait de la vitesse et de la trajectoire ! Elle est fortiche Véro ! J'ai des ailes ! La remontée est plus facile. On change de partenaire...A mon tour d'être devant...

Et c'est encore Faby qui me colle ! Je fais moins la maline. Je me refais le film des jambes gouvernails, et c'est reparti ! Faby s'est mise en boule derrière moi. Je suis seule avec mon boulet et les arbres se rapprochent. J'évite de justesse un grimpeur. Et puis l'angoisse me prend : à quel moment freiner ? Il faudrait profiter d'une légère bosse. J'aperçois un petit monticule droit vers nous ! Juste après je sortirai le train d'atterrissage. La bosse est dure, trop dure, la luge plante et se renverse, je m'envole tandis que Faby se met à rouler un peu plus bas. J'atterris la tête la première dans la neige molle et froide juste à côté d'une souche. J'entends rire et je sens les boules de neige qui me frappent ! Bombardement : les balles fusent, se percutent, touchent les assaillants en s'écrasant. Je m'épuise et je capitule, la tête vers la souche.

Alors je la vois, à hauteur de mes yeux. D'abord je pense à une balle perdue, blanche, pas tout à fait ronde, pétrie harmonieusement. Compacte et mate, elle ne brille pas de cristaux lumineux comme ses congénères. Elle me regarde, l'air gentiment moqueur. Je lui souris aussi... C'est drôle les rencontres. Celle-ci va bouleverser ma vie. »

« - Alors Cachou, qu'est-ce que tu fous ? T'es morte ou quoi ?

- Moi, je suis bien sur les aiguilles de pin à contempler un ange ... »

- C'est quoi ce caillou bizarre ? Hé les gars, regardez, c'est une tête ! avec une coiffure en crème Chantilly !

- Cette découverte, c'est la mienne. Bas les pattes !»

- Aidez-moi plutôt à la déterrer !

- Beurk, très peu pour moi ! Je dégage pas les cadavres, salut !

- Qu'il est bête ce Jipé ! Je suis sûre qu'il se barre pour faire des descentes en solo sur la piste. Jojo, lui, il reste, c'est super !

- On va gratter la terre tout autour avec des bâtons pour la dégager !

— Ouaip, une chance qu'il n'y ait plus de neige à cet endroit !

- Et on va souffler et balayer avec nos gants.

- Chouette, comme des cariologues !

- Des quoi ? On dit archiologues Riton !

- Ça s'élargit ! Y a des épaules ! Doucement Manu ! Quel bourrin celui-là !

- Ça se réduit à nouveau ! On va pouvoir tirer. Cachou, à toi l'honneur ! »

 Quand c'est Jojo qui décide, tout le monde écoute ! Je ne dois pas abimer le trésor : s'accroupir d'abord, les mains de part et d'autre du petit buste, quelques vas et viens sur le côté, et… se relever ! 

« - Tire Cachou ! On y est presque ! Ho hisse ! Encore un peu... Ça y est ! »

 C'est sorti comme un bouchon et me voilà sur les fesses, avec mon bébé en pierre dans les bras.

« - Merde j'ai pété les jambes !

- Mais non y en a pas ! »

Je dois la nettoyer, enlever la terre dans les creux...

« - Oh la la ! regardez le gros nombril sur son ventre, c'est dégoûtant !

- Moi, ça me fait peur ! On dirait un angelot de pierre tombale ! Et si on était au-dessus d'un ancien cimetière ?

- Zut, faut pas rester là !

- De toute façon, y a la bande à Mozart qui rapplique. Et en plus j'ai faim. On s'casse ! »

Jojo a dit, on obéit. Mais moi je veux peaufiner le nettoyage alors je gratouille encore un peu avec mes ongles noirs son nombril béant et je remonte jusqu'à la poitrine. Et, oh merveille ! Mon ange n'est pas tout seul ! Il tient un petit lapin blotti entre ses doigts délicats...

Ils sont repartis, laissant sur place quelques sacs déchirés et des couvercles fracassés. Sur le chemin du retour, Cachou et Faby croisent Nico et Léo de la place Mozart qui se dirigent vers la Pente. Ils louchent sur ce que tient précieusement Faby, assise sur la luge. Dans la cité, tout ce qui parait précieux est aussitôt convoité. Cachou sent l'inquiétude la gagner et accélère la cadence. Elle a un trésor à mettre en lieu sûr !

« - Dis voir Jojo, fais passer le Pète ! 

-Hmm, ça vient.. »

.Tous mes poteaux sont là, au fond de la cage 33, assis en cercle, avec le regard qui brille… Dehors, les mômes vont et viennent. Ils nous gonflent avec leurs cris et leurs bagarres.  J'entends Cachou la petite blonde aux échasses. Elle m’adore, toujours à me coller. En ce moment, il n'y en a plus que pour sa nouvelle trouvaille sortie d'outre-tombe. Son doudou Mako-Moulage. Son Alice au Pays des Morts-Vivants. Il parait qu'elle dort avec...

Je la vois derrière les larges vitres de l’entrée, avec son fétiche. C'est flou mais elle n’est pas seule. Il y en plein d’autres, une grosse mêlée avec ceux de la place Mozart ! Et c’est la baston à coups de caillasses et de bâtons ! Tout est prétexte à se fritter ici. Meute contre meute.

Houlà ! La petiote vient de se pendre une volée dans le dos ! C'est qu'elle riposte en plus! Elle a du cran ! Elle esquive un autre coup ! La v'là qui détale !

« - Regarde Jojo, les nôtres, ils battent en retraite ! »

Ils sont rentrés et gueulent avec leurs petites bouches tordues et sales en retenant la porte d'entrée ! C'est quoi ce bazar ? Dehors, ceux de la place Mozart hurlent des menaces, en cognant sur les vitres ! Mais on rêve !?

« - Joël, au-secours ! Viens nous aider ! 

Le temps de la remise au point de ma cervelle et j'arrive...Faut que j'me lève... La tête me tourne… J’approche du carreau... Les mines d’en face me scrutent, provocatrices... La grosse porte ne va pas résister encore longtemps... Je sors mon canif. Je vise la vitre de l'entrée. Je presse l’index et le pouce et Vlan ! La lame juste devant le nez d’un assaillant qui écarquille les yeux !

Ils détalent... Fin du combat. A côté, la petite maigrelette me regarde avec des yeux tout rouges et tout gonflés.

 

« - Jojo ! Ils ont volé mon Alice !

-  Chier, j’ai d’autres chats à fouetter. Mes potes m’attendent. »

            Place Chopin, c'est la consternation. On tient conseil dans les escaliers. On cherche un moyen de récupérer Alice : l'espionnage, l'infiltration, l'intimidation... Jipé et Manu se proposent de faire des rondes discrètes autour de la place Mozart et de surveiller la moindre tentative d'échange. Riton et Pierrot vont sonder les plus jeunes. Véro parvient à faire un portrait d'Alice et de son lapin et décide d'afficher sur les murs des avis de recherche aussitôt défaits par le camp adverse... A la fin de l'hiver, la petite statuette n'a pas réapparu et la surveillance se fait de moins en moins régulière. L'espoir de la retrouver s'estompe, les souhaits de revanche aussi.

            Un jour, en classe, le cœur de Cachou se serre devant les photos de statuettes anciennes que la maîtresse a projetées à l'écran pour illustrer son cours sur les traces de l'Histoire. Certains visages lui rappellent son Alice. Lorsque la photo suivante laisse apparaitre des tas de petites statuettes sans jambe et aux nombrils béants, il se met à battre plus fort ! La maîtresse lance alors des mots comme Antiquité, gallo-romain, Risus... Et Cachou fixe, bouche bée les petites sœurs d'Alice, ces petites statuettes-troncs sensées apaiser les pleurs des enfants d'une époque lointaine.

Tout à coup, une voix balance :

«  - Mais j'en ai une chez moi ! Est-ce que je peux la rapporter cet après-midi en classe pour la montrer ? »

Le souffle de Cachou s'arrête. La maîtresse étonnée accepte bien sûr et pour s'assurer de voir l'objet, téléphone aux parents de l'intéressé...

            J'ai revu Cachou, devenue conservatrice au musée archéologique de la Ville. Nous observions, en riant, des petites statuettes en terre cuite. Parmi elles, la fillette au lapin souriait toujours tout en nous ignorant. Ses lèvres et ses joues avaient perdu les traces de maquillage au feutre rose, et son "nombril", celles des cendres de cigarettes, après avoir servi de cendrier...

Alice en avait vu de toutes les couleurs au cours de l'année de mes 6 ans ! Passée de petites en grandes mains, elle avait vécu des tas d'aventures et marqué nos vies. Son Histoire avait rencontré la nôtre et moi, Faby, j'avais décidé de vous la raconter.

Date de dernière mise à jour : 01/10/2021

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