Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

BRETON Marc

 

Texte : Breton Marc

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Ménerbe.

 

Catégorie « œuvre individuelle »,

le jury a décerné à ce texte

 le 3e prix

 

Venus protectrice photo dominique boutonnet

 

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Le matin de mon certificat d’études, mon père était allé à sa vigne encore plus tôt que d’habitude. À huit heures, il était de retour et s’était changé pour m’accompagner. Il ne se sentait sûrement pas apte à me donner de conseils ; il n’était jamais allé à l’école.  – Ça va, tu te sens bien ? Ta mère a dit que tu avais bien dormi. – Oui, et toi ? Il ne me répondit pas. Il avait sûrement très mal dormi.  – Ton instituteur dit que tu devrais l’avoir sans problème… C’est bien sûr ça. ? – Tu sais, je ne fais pas de fautes dans mes dictées et je résous tous les problèmes.  – D’habitude, c’est comme ça, mais aujourd’hui ?   Il avait mis le chapeau que je ne lui avais vu que pour le mariage de notre cousine. Il était fier, je le sentais, mais il ne voulait pas le montrer. Il m’a demandé, une fois de plus, le nom des cinq camarades de ma classe qui se présentaient. Il les répétait au fur et à mesure en hochant la tête, sans faire de commentaire.  Quand la porte de l’école, devant laquelle nous attendait l’instituteur, fut en vue, il m’embrassa ; il était en nage. Il me prit les deux mains et ajouta : – Plusieurs fois, tu as dû m’entendre dire que ce certificat, ça ne servait à rien ; mais si tu l’obtiens, je serai très fier. Je sais que tu ne vas pas être trop d’accord, mais prends ça.  Il glissa un petit paquet dans mon sac. – Tu ne t’en occupes pas. Je la reprendrai ce soir. Je compris que c’était Ménerbe. Il savait que je ne ferai pas la comédie devant tout le monde. Je me contentais d’une grimace agacée.  Personne n’aurait pu dire depuis combien de temps cette Ménerbe faisait partie de la famille. Je ne l’aimais pas. Maman l’avait établie à la tête de mon lit pour qu’elle me procure tout le bonheur du monde. Je ne comprenais pas que mes parents perpétuent une superstition d’un autre âge. Elle aurait protégé mes ancêtres et ses vertus ne seraient toujours pas éteintes. Je n’avais jamais voulu lui offrir une fleur comme le voulait la coutume familiale. Mon manque de confiance les choquait. Cela se passa très mal le jour où je la fis pivoter pour qu’elle regarde le mur. J’expliquais bien que ce n’était pas par manque de respect, mais simplement parce que, sentir son regard sur moi, m’empêchait de dormir. Elle n’avait pourtant rien d’effrayant, son créateur l’avait même voulu rassurante. Je n’étais pas vraiment capable d’expliquer le malaise que je ressentais. Il est certain que je ne voulais pas concevoir que cette terre cuite blanche puisse prendre en main mon avenir. Ma gêne prenait racine dans toutes les incongruités que je ressentais. On ne pouvait attendre aucune protection d’une fille si jeune et si frêle. Elle n’avait pas l’âge d’avoir des enfants si grands. Sa tête, portée par un cou de rugbyman, me paraissait trop grosse pour son corps. Et pourquoi le père était absent ? Et pourquoi elle n’avait pas eu le temps de s’habiller alors que sa chevelure soignée l’avait surement occupée un bon moment.

 

Le soir, l’Inspecteur d’Académie en personne, était venu pour remettre le précieux diplôme. Il prenait son temps pour appeler les lauréats. Chacun avait sa minute de gloire quand il s’avançait sous des applaudissements fournis et sincères.  On avait appelé presque tout le monde, sauf moi. Tous les camarades de ma classe s’étaient rapprochés. Je n’osais regarder mon père. Je n’avais pas pu échouer, on m’avait plutôt oublié. Je croisais le regard de mon maître, il me fixait, mais je ne lisais dans ce regard, ni tristesse, ni inquiétude, ni surprise. C’était fini et pourtant personne ne bougeait. L’inspecteur ne semblait pas vouloir remercier les présents. Je compris alors que, les deux mains dans le dos, il attendait le silence. Les effusions cessèrent. L’inspecteur d’une voix calme, lente et solennelle annonça : – Et pour cette année, le prix cantonal est attribué à… Rioux Paul. Je pense que je n’ai jamais entendu un tel tonnerre d’applaudissements. On me tapait sur l’épaule, notre voisin m’embrassa, Je cherchais maman, je ne la voyais pas. Il fallait que je m’avance, comme un homme, pour aller chercher mon diplôme.  Est-ce que je me tenais assez droit ? J’avais hâte de courir vers mes parents mais quelqu’un entonna la Marseillaise et tout en chantant, immobile, j’aperçus maman qui pleurait dans les bras de sa sœur et papa droit, le poing serré sur la poitrine, les joues humides, qui essayait de chanter. 

 

Nous sommes le 1er août 1914, à l’école normale de Privas, à 4 jours des vacances d’été. Je savais déjà que j’allais être nommé maître adjoint au Cheylard. Ce matin-là, il faisait une douce chaleur propice pour un bon match de football. Pourtant, notre professeur de gymnastique avait gardé son costume noir, il n’avait pas sa bonhomie habituelle. Il leva ses deux bras à l’horizontal pour nous faire comprendre que l’on devait se mettre en rang tout de suite, sans changer de tenue. Il prononça le simple verbe : « Avancez », lui qui ne ratait jamais une occasion de nous lancer « En avant la jeunesse » A la surprise générale, il nous dirigea vers une salle de classe. Chacun interrogeait du regard son voisin le plus proche. Il ouvrit la porte toute grande et nous fit signe de nous asseoir et il tourna en rond avant de s’asseoir lui-même au bureau. Alors d’une main que l’on voyait trembler il sortit un journal de la poche intérieure de sa veste. Il le déplia. En gros, sur la première page, on pouvait lire « Jaurès assassiné » Il essaya de lire les premières lignes de l’article « Jaurès est mort : il a été tué sous nos yeux par deux balles assassines. Il est mort quasi foudroyé. Mort, de la plus sublime et de la plus sainte des morts, celle du militant, du héros, du martyr. » Il ne put en dire plus, il replia le journal. – Vous savez ce que cela veut dire ? – Il va y avoir la guerre, dit l’un. – Le dernier frein a lâché, ajouta un autre. – C’est avec fierté que nous allons défendre notre pays, lança un idéaliste énergique. J’espère bien que vous allez défendre avec ardeur notre patrie. Seulement quand je vous regarde, je ne peux m’empêcher de penser « Combien reviendront ?» La France a besoin de vous tous. Il y a encore beaucoup trop d’enfants qui fréquentent très peu nos écoles. Les discussions allaient bon train quand notre professeur d’histoire entra dans la classe. Il aperçut le journal replié sur le bureau, il posa la main dessus et il déclara à son tour :

 

– Mes enfants, c’est un drame. La guerre est inéluctable. Je vous ai parlé de la guerre bien des fois et aujourd’hui, j’ai peur d’avoir été maladroit, peur d’avoir trop encensé ceux qui sont morts si héroïquement… Il parlait sur un tout autre ton que celui que l’on avait l’habitude d’entendre en classe. Et il passa en revue une dizaine de nos héros morts au combat avant d’ajouter : – Ils sont morts pour la France, mais la France a aussi besoin de ceux qui reviennent. Qui travaillera dans nos laboratoires pour prendre la succession de Becquerel, de Pierre et de Marie Curie ? Qui pour succéder à nos grands écrivains ? A nos poètes ? Je sais qu’il y a un jeune Baudelaire dans cette classe. Et il me regarda fixement. Comment pouvait-il savoir que je me plaisais à écrire des vers ? Sur ces mots, il se dirigea vers la porte et sur le palier, il insista encore : – Battez-vous comme des lions, mais faites votre possible pour rester des lions vivants. La France aura besoin de vous, vivants. Le prof de gym reprit la parole : – Tout est dit. Je vous libère avant l’heure. Vous allez être nommés lieutenants. Alors promettez-moi que, quand on vous demandera de mener vos hommes aux combats, vous ne crierez pas ce que vous m’avez entendu lancer si souvent : « En avant la jeunesse ».  La jeunesse, elle n’avance pas pour se faire tuer ».  Beaucoup, moi le premier, acquiescèrent d’un hochement de tête.

 

La guerre fut déclarée ce jour même dans l’après-midi. Je n’eus la joie d’enseigner que quelques jours dans mon nouveau poste.  On m’accorda une semaine pour que je puisse passer à la maison avant de regagner le front en Lorraine. Toute la famille vint me saluer et m’encourager. Tous étaient persuadés que cette guerre ne serait qu’une formalité et que, vu mon intelligence, je m’en tirerai bien. Au moment du dernier baiser papa apparut Ménerbe à la main ; il l’embrassa et la confia à maman qui l’embrassa à son tour. Elle la glissa dans mon sac pourtant déjà bien plein. Comment leur dire non ?

 

Dans les tranchées, le froid engourdissait les doigts. Le plus souvent possible je sortais la statuette de mon sac ; elle était devenue le lien avec ma maison et sous son regard, pourtant absent, je continuais d’enrichir mon carnet de poésie.  "S’il est des pays où l’on creuse des sillons pour y jeter du blé, ici, on creuse des tranchées pour y jeter des hommes » J’aime voir dans la nudité que, enfant pudique, je rejetais, un symbole de l’amour. Il me convient bien de la considérer comme une déesse de la connaissance. Derrière son voile, se trouvent les ténèbres de l’ignorance ; elle en préserve les enfants et ses deux bras protecteurs les invitent à prendre confiance en eux. Elle leur dit :" Avec ce que je vous ai appris, vous pouvez maintenant avancer sans crainte sur le chemin de la vie ".  Ceux qui reviennent du front nous rapportent des images atroces. " Le plus dur, pendant l’assaut, c’est de ne pas piétiner ton camarade tombé à terre. Tu cours, tu enjambes, tu sautes, mais en retombant, tu sens parfois sous ta semelle un peu trop d’élasticité. Tu peux tomber sur un membre oublié ou près d’un crâne découpé, comme un œuf à la coque. »  Tout le monde sait qu’il faudrait réussir une percée ; personne n’ignore que ce ne sera pas pour tout de suite. Les chefs jouent leur poste et les hommes jouent leur vie. Un jour ou l’autre, le numéro de ma section va être tiré par la morbide loterie. Il faudra s’extirper de la tranchée protectrice, et courir, courir et, si les balles et les obus ont bien voulu vous épargner, sauter dans la tranchée ennemie. Alors, il faudra faire le ménage…

 

C’est le 2 décembre que ma section reçut l’ordre d’attaquer. Il faisait froid, il bruinait, tout le monde grelottait, on ne pleurait pas, mais nos pommettes luisaient. Un capitaine s’approcha et cria : – Assaut dans dix minutes.  Il s’approcha de moi pour me signifier : – Tenez vos hommes prêts à vous suivre, lorsque vous crierez "En avant !" il est crucial que vous bondissiez tous en même temps.  Quand vint l’heure de l’assaut, j’ai coincé Ménerbe et mon carnet dans mon sac de poitrine. J’ai voulu fumer une cigarette en sachant que c’était sans doute la dernière. J’ai ajusté mon col et mes gants, je voulais une tenue impeccable pour mon rendez-vous avec la mort.  Je regardai mes hommes et je leur criai « Quand je baisserai le bras en hurlant à l’attaque on y va tous en même temps. » Ma bouche était sèche. J’entendais au fond de ma mémoire mon professeur lancer son « En avant la jeunesse ! » Je bondis en criant « A l’attaque !»  Je cours. Je pense : « La jeunesse, elle n’avance pas pour se faire tuer ». Je cours...J’enjambe... Je cours… Une douleur à la tête, une balle m’arrache l’oreille. Une douleur à la poitrine, je tombe, un ami s’effondre et me recouvre. Quand je revins à moi, j’étais allongé dans un bâtiment qui devait servir d’hôpital. Je testai mes membres, ils me parurent fonctionnels. Un homme, sans doute un infirmier de fortune s’arrêta à la tête de mon lit. –Tu vas t’en tirer avec une oreille en moins. Ce gros pansement ici ; c’est la balle que l’on a extrait de ta poitrine. Quelques centimètres de plus et tu y passais. Tu sais que tu es un veinard. La statuette, dans ton sac, c’est elle qui a freiné la balle, mais elle a mal supporté. 

 

Je viens de rejoindre mon nouveau poste de professeur de français. Je ne suis toujours pas superstitieux. J’ai recollé les morceaux de Ménerbe. Elle a trouvé un napperon blanc sur ma table de nuit et elle me regarde m’endormir. Si jamais j’ai un fils un jour, qu’est-ce que je lui dirai ?

 

 

FIN

 

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